أبريل 25, 2024

Prison d’Abou Ghraib Du spectacle aux crime et châtiment.

Abu GhraibNi le Pentagone ni la maison blanche n’ont daigné regarder un des rapports des organisations des droits de l’homme ou des ONGs humanitaires. Les intellectuels du Pentagone, eux aussi, n’ont pas trouvé le temps qu’il faut pour lire les rapports militaires et sécuritaires. Ceux-ci évoquaient la pratique de la torture à grande échelle et de manière systématique par les forces d’occupation et les mercenaires dans les centres de détention irakiens. A signaler à ce propos que M. Bremer avait refusé de nous recevoir avec d’autres militants des droits de l’homme lorsqu’une demande a été faite dans ce sens. Quant à son porte parole, il a refusé de répondre à nos questions sur les raisons d’arrestation de Mohamed Abou Al-Abbas. Il est aussi resté fermé à la mise en garde que nous lui avons adressée quant aux dangers de réserver à Abou Al-Abbas un traitement qui traduirait une vengeance. L’issue était le drame survenu quelques mois après, lorsque le corps d’Abou Al-Abbas fut découvert inerte dans un centre américain de détention en Iraq.

 N’étaient-ils pas au courant ? Ou alors les Etats Unis vivent une année électorale insensible à cet Irak qui souffre d’hémorragies humaines et économiques ? Les marchandages des contrats de dernière minute ne sont-ils pas plus importants que la dignité de ceux que l’on appelle désormais « terroristes » ? Le mépris que subissent les Irakiens ne fait-il pas partie d’un soutien à l’état d’esprit des troupes sans esprit et au moral de soldats sans morale et de combattant sans cause ?

  1. Donald Rumsfeld attire notre attention sur « l’une des vertus du président américain » qui est de conférer l’appellation de « Talibans » au peuple irakien et non pas d’Al Qaïda ! Car il n’avait envoyé aucun Irakien à Guantanamo et aurait, même, autorisé et à plusieurs reprises les journalistes de visiter les salles de la prison d’Abou-Ghraib. Prison qui a été repeinte et restaurée pour les besoins des relations publiques.

Selon des données de l’armée américaine, datant du mois de novembre dernier, 1,5 millions de dollars environ ont été déboursés sur des civiles irakiens en réponse à des requêtes de dédommagement. Requêtes présentées par des victimes ou ayants droit, en réparation de torts dus à des blessures, décès ou détériorations de biens privés. D’après ce qui a été divulgué, certaines demandes, estimées au nombre de 10402, concernent des accidents, provoqués par des soldats américains, qui ont causé la mort de civils irakiens et en ont blessé grièvement d’autres sans raison apparente. Il demeure que les autorités d’occupation restent dans pareils cas seules juges de ce qui est retenu comme plainte et classé sans suite.

Depuis le 27 juin 2003, l’ordonnance 17 est entrée en application. Elle stipule dans sa seconde partie ce qui suit : « Les autorités provisoires de la coalition, les forces de la coalition et les missions étrangères de liaison  ainsi que leurs bases, biens et avoirs bénéficient de l’immunité quant aux dispositions des lois irakiennes. »

Cette ordonnance a été concrètement appliquée par la formation de «Ceux qui règnent au dessus de la loi» et qui comprend tous ceux, militaires ou civils, entrepreneurs ou combattants, qui collaborent avec les forces d’occupation. Tous bénéficient d’un modèle type d’impunité.

Tout ce qu’ont fait les ONG de défense des droits de l’homme est resté vain face au mur de silence. Le monde du spectacle avait besoin d’un spectacle criard pour entendre le message après que tous les moyens moraux et déontologiques aient été épuisés. Un terrible spectacle qui conjugue la symbolique de la crucifixion du Christ avec la cagoule et la nudité. La crucifixion comptait, jadis, sur la fixation de clous aux extrémités, alors qu’aujourd’hui elle s’élabore avec le ligotage des membres sensibles par des fils électriques. Aussi le mépris n’est plus l’œuvre des seuls soldats ivrognes, mais aussi d’une femme qui soumet des hommes et exhibe son arrogance par l’image et le son.

Les charniers d’Hitler, de Staline ou de Saddam entassaient, tels des sacs de pomme de terre, des cadavres jetés dans des tranchées. Alors que le spectacle hollywoodien actuel met devant nos yeux des corps nus, de la chair par dessus la chair, où l’on pourrait même entendre les railleries sadiques des tortionnaires et percevoir leur penchant pathologique à la vengeance. Tout mène, cependant, à croire que ce genre de spectacle est le seul capable d’attirer l’ouie de la majorité américaine atteinte de surdité depuis le tragique « 11 septembre ».

 L’ingénieur Paul Wolfowitz se dissimule dans l’antichambre du Pentagone et débute l’opération spectaculaire de traque d’un bouc-émissaire qui attesterait que ce qui s’est produit est l’œuvre d’une poignée de soldats qui n’ont plus de liens avec les valeurs américaines. Mais le vrai problème consiste aujourd’hui dans l’octroi de Rumsfeld, pour son bénéfice personnel, du monopole de son ministère des choix globaux : de la mondialisation de l’état d’urgence à l’occupation de l’Irak en passant par l’accroissement considérable du budget d’armement américain. Ce qui signifie qu’il est bel et bien à la tête de la pyramide.

Parmi les réactions aux images de torture, on décèle des indices de décadence de « la culture démocratique » dans le camp des alliés des Etats Unis, tels que ce genre de réaction : Pourquoi protestez-vous ? Oubliez-vous les crimes de Saddam ? Pourquoi ?… Pourquoi ?… Alors que les responsables américains parlent de sentiment d’horreur et de dégout, le quotidien de Bagdad « Al-Sabah » du 06/05/2004, édité par les forces d’occupation, évoque les propos de Djalal Al-Talabani qui dit : « Il ne faut pas exagérer la situation comme si ce qui était arrivé était quelque chose d’extrêmement sauvage ou quelque chose… qui exigerait de revoir la politique [actuelle]. » Depuis quand le viol de dix femmes ferait du viol d’une seule femme un crime d’une moindre importance ? Un crime est un crime, tout comme un meurtre est un meurtre et une torture est une torture, car toute vie a sa dignité !

Au 20ème siècle, les droits de l’homme ont eu les fondements de leurs principes élaborés et pu se concentrer sur leur promotion et le suivi de leur application ou violation. S’ils s’étaient concentrés sur les responsabilités juridiques, morales et politiques, ces droits se trouvent, aujourd’hui au 21ème siècle, confrontés au défit qui les appelle à dépasser ces limites pour situer, dans les faits, la responsabilité pénale et rendre justice.

Les questions qui se posent, toutefois, dans cette allégresse de notre « société du spectacle » actuelle sont les suivantes : Comment peut-on classifier ces crimes et quelles sont les parties habilitées pour ce faire ? Peut-on élargir le champ de compétence en matière de poursuites depuis les pays concernés jusqu’à d’autres pays ou instances internationales? Peut-on transformer l’atteinte à la dignité humaine en valeur connue quantifiable ? Peut-on en estimer les dommages ? Les tribunaux, autres que ceux des Etats unis, sont-ils compétents pour enquêter sur les crimes de l’occupation et les juger ? Les réponses à ces questions n’impliquent-elles pas, au préalable, une volonté politique absente ? Qui est apte, dans ce cas, à l’actionner ou à la détourner pour soutenir d’autres desseins ?

La torture et les droits de l’homme

On peut s’étonner de voir que l’interdiction de la torture et la sanction qu’elle engendre en tant que crime  est une idée nouvelle. On est encore plus étonné à l’idée que cette longue marche, qui a duré des millénaires avant d’aboutir à un texte des nations interdisant la torture, est passée par de longues étapes, consécutives et évolutives. En effet, les premières formes de contestation de la torture ne l’étaient pas en considérant celle-ci comme un crime et un acte prohibé, mais comme une pratique inefficace. Pratique qui ne répond pas à ce qu’on attend d’elle ou qui constitue une dérive par rapport aux méthodes naturelles d’obtention d’informations ou d’humiliation de l’ennemi.

Dans les grandes religions, il n’existait pas de position unique concernant la torture. Alors qu’en Islam, la parole du prophète stipulait que « Dieu torturera ceux qui torturent dans ce bas monde » et que « Les premiers qui pénètreront l’enfer, le jour du jugement dernier, sont ceux qui tiennent les fouets et qui fouettent les gens sous les ordres des despotes »(1). Il reste que la plupart des responsables ont cherché une couverture à leurs crimes dans les châtiments qui étaient prescrits dans les premières années de l’Etat de l’Islam. Il est de même dans la chrétienté, où nous retrouvons, très tôt et très en avance, une position du pape Nicolas I qui considéra que la torture était un double crime. Depuis le neuvième siècle et plus précisément en 866, il écrivît au prince de Bulgarie, s’exprimant en ces termes : « Je suis au courant que lorsque vous arrêtez un malfaiteur, vous le chargez de tortures jusqu’à ce qu’il avoue. Chose qu’aucune loi du ciel ou des humains n’autorise… Quelle honte et quelle humiliation si aucune preuve matérielle n’est apparue après la torture ? Mesurez-vous l’étendue de l’injustice qu’engendre l’emploi de la torture (2).»

Paradoxalement, un déclin accompagnera en la matière les tribunaux de l’inquisition. Au moins trois papes ( Innocent IV, Clément IV et Alexandre IV) iront jusqu’à légiférer sur la question. Pour ainsi dire, le phénomène de « l’individualisation », comme étant un produit de civilisation, connu aussi bien en Grèce qu’en Perse, en Inde, en Chine, à Rome, à la Mecque, etc. n’a pas pu assurer ou soumettre la question de l’intégrité physique et morale comme étant un droit et un principe fondamental. Il nous fallait donc attendre la naissance du concept de la personne, en d’autres termes la naissance d’un concept positif des droits de l’homme à l’époque des lumières, pour poursuivre le sujet de façon méthodique distincte. Cependant, cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas avant cette date de voix qui s’élevaient contre la torture.

Le concept de droit de l’homme (au sens masculin au départ) a accompagné la naissance d’écoles philosophiques idéalistes qui se consacraient à l’étude de l’individu. Non celui considéré comme le noyau central de la richesse par les sociétés commerciales usurières, mais dans la dimension que lui donnent corps l’ensemble des droits non-encore admis à cet être dans sa quête de reconnaissance de sa réelle valeur. Un être qui constitue « le centre de l’univers », comme le disent Ikhwan Assafa. Ce qui constitue une reconnaissance de l’être, créé par Dieu à son image pour l’honorer, comme le déclaraient les premiers humanistes en Europe qui relayaient les échos des traductions d’Averroès. L’image miniature de ce monde qui n’a pas d’égale, ses particularité et spécificité lui octroient des droits naturels imprescriptibles. Car, loin d’être le produit d’une idéologie ou d’une croyance, elle est l’enfant de la nature humaine et des préceptes de la vie.

Pour éviter toute confrontation avec les théories qui défendent le groupe (nation, peuple, dogme ou religion), la tentative d’Emmanuel Mounier, au début du vingtième siècle, a essayé de mettre sur pieds les fondements du « personnalisme ». Et ce, dans une tentative de trouver une issue au piège de confrontation entre les deux écoles en guerre perpétuelle, en ce qui concerne la conciliation entre l’importance de l’individu en tant que tel et la nécessité de s’ouvrir sur le groupe. Après les deux derniers siècles, il se révèle un succès dans la perception de la personnalité chez l’individu, non seulement dans l’acte politique qu’il accomplit mais aussi dans la place centrale qu’il occupe dans le monde des sciences. Il est dans la philosophie le « Cogito cartésien » et l’être qui compose le monde dans l’école idéaliste. Dans ses états et comportements, il reste l’unique sujet de la psychologie. En sociologie, il représente la somme des situations et des rôles et le centre et point d’orgue des relations qui font la société. Dans le droit, il constitue l’objet des droits et devoirs, en politique il est le citoyen et l’électeur et en économie c’est le producteur et le consommateur.

L’ensemble de ces exemples nous démontre que l’individu est devenu aussi prédominant qu’actif et dépasse de loin le rôle de cellule assujettie à un tissu social ou d’un simple numéro d’un groupe arithmétique (3). Ne nous étonnons donc pas si cette lutte des théories politiques entraîne et accompagne l’éclosion d’un militantisme pour une intégrité physique, à cette personne nouvelle, qui attend encore qu’on la reconnaisse. Il ne faut pas non plus nous étonner de savoir que les plus importants recueils connus contre la torture n’aient apparu qu’à l’époque des lumières, c’est à dire vers le début du dix-huitième siècle. A cette époque, il devenait possible de suivre un nouveau discours chez le mathématicien et défenseur des droits de l’homme, l’Italien Beccaria (1738-1794). Auteur d’un livre sur les « Crimes et châtiments », il pose les questions suivantes : « La torture ainsi que ses instruments sont-ils considérés comme étant justes et arrivent-ils aux fins que veut la loi ? Les châtiments répétés dans le cadre de cette torture sont-ils efficaces ? Quel est l’impact de la torture et de ses instruments sur les coutumes et valeurs sociales ? Ce sont là les problèmes qu’il faut résoudre avec précision de façon à ce que les discussions oiseuses et les analyses divergentes ne peuvent en réfuter les solutions nécessaires. » Dans son livre, il s’en pend à la torture et à la peine de mort. Il fut le premier à défendre l’idée de l’éducation comme moyen de combattre le crime. Ses avis ont joué un rôle important dans la réforme du code pénal dans plusieurs pays occidentaux, parmi lesquels les Etats unis.

Le juriste allemand (père du philosophe connu) Paul Feuerbach (1775-1833), a joué, quant à lui, un rôle de première importance dans le royaume de Bavière. Son militantisme a permis la promulgation de la première loi connue qui abolissait la torture, publiée en 1813. De même que Voltaire était connu pour ses positions de désapprobation de ce phénomène contre lequel il s’est insurgé dans sa célèbre défense de Callas. Celui-ci fut torturé et exécuté en 1762, après avoir été injustement accusé du meurtre de son fils protestant qui voulait se reconvertir au catholicisme.

Notre ami Moncef Marzouki, commente le cri de Voltaire par ces termes : « De toute évidence, la condamnation de Voltaire dépassait son temps ; et bien qu’elle soit loin d’être ignorée, la pratique de la torture s’est poursuivie et s’est même intensifiée après le déclenchement de la révolution française. Cela bien que cette dernière représente une nette avancée de l’opération d’élaboration de la personne extraite des entrailles de l’individu. Une opération, pour ainsi dire, césarienne d’une grande délicatesse et sensibilité mais aussi d’une sérieuse lenteur. »

Dans ces batailles des pensées le plus important demeure dans leur existence même. Car elles divulguent une rébellion grandissante contre ce qui était considéré, tout au long de l’Histoire, comme étant une évidence : la déconsidération de l’individu. De même qu’elles démontrent la perpétuation de la libération politique continue de l’individu occidental et la pérennité de son combat pour ses droits politiques et socio-économiques. Ce qui signifie qu’en Occident, le mouvement social a évolué en osmose avec la libération démocratique qui accompagnait l’élaboration de la personne en tant que valeur aussi importante que la collectivité. La reconnaissance, à l’individu, d’une valeur autre qu’un simple nombre dans une équation, qu’il est un être qui possède une dignité qui lui est propre. D’où, il en découle des droits, car l’intégrité physique et morale est un de ses droits fondamentaux.

La torture et le droit international

Nul doute que la déclaration universelle des droits de l’homme a joué le rôle essentiel pour mettre les points sur les « i », fut-il de manière subtile. Car les termes les plus importants qu’elle comporte, ce n’est pas ceux de « droits » ou « homme » mais cette attention ininterrompue qui ouvre chaque paragraphe : « chaque personne »… C’est à dire la consécration du transfert des droits de l’individu à la personne. Ce qui demeure plus substantiel que tout, cependant, c’est cette translation du pays au continent, puis du continent à l’humanité entière. Tel les dix commandements, l’article 5 de la déclaration universelle des droits de l’homme a gravé la position de l’humanité sur cette question : « Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.»

Les Hommes ne se sont pas arrêtés à cette déclaration de principes. A travers le monde et au niveau des Nations unis, les sociétés civiles ont réussi à affirmer que la mondialisation de torture nécessite la mondialisation de son interdiction et sa criminalisation. Et ce, en considérant la reconnaissance de l’obligation d’interdire la torture et autres traitements dégradants et inhumains une base dans le droit international coutumier. Cette interdiction devient aussi primordiale dans le droit international public, comme norme obligatoire qui engage l’ensemble des pays, qu’ils aient signé ou non les conventions internationales concernées.

Le pacte relative aux droits civiques et politiques constitue la convention internationale la plus importante dans le domaine cité. En la matière, il est coercitif pour les pays signataires dont le nombre a dépassé 148 pays, parmi lesquels les Etats unis, la Grande Bretagne et l’Irak.  Son article 7 stipule : « Nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.[…]»

Ce pacte contient d’autres articles qui ont pour objet la lutte contre la torture, parmi lesquels : l’article 2 concernant l’obligation d’assurer et de respecter les droits de l’homme ; l’article 6 qui concerne le droit à la vie ; l’article 9 qui correspond au droit de la personne, à sa liberté et sa sécurité ; l’article 10 qui concerne le droit des personnes privées de liberté à un traitement humain et au respect de leur dignité humaine et l’article 14 qui concerne le droit à un jugement équitable…

Il reste le texte le plus important, dans le droit international, visant le crime de torture, qui est la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants des Nations Unis. Il est contraignant pour les pays qui l’ont ratifié. Ce qui est le cas de l’Australie, l’Espagne et la Grande Bretagne, ainsi que des Etats unis qui l’ont ratifié en octobre 1994. L’article 2 de cette convention stipule ce qui suit :

«1. Tout Etat partie prend des mesures législatives, administratives, judiciaires et autres mesures efficaces pour empêcher que des actes de torture soient commis dans tout territoire sous sa juridiction.

  1. Aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse de l’état de guerre ou de menace de guerre, d’instabilité politique intérieure ou de tout autre état d’exception, ne peut être invoquée pour justifier la torture.
  2. L’ordre d’un supérieur ou d’une autorité publique ne peut être invoqué pour justifier la torture. »

Cet article précise que le crime de torture ne peut faire l’objet d’aucune exception ou interprétation de la part de quelque gouverneur ou administrateur que ce soit et quels qu’en soient le lieu et le temps. Le respect de cette convention implique aussi l’agencement des dispositions juridiques et administratives des pays membres. D’autre part, cet article est renforcé par un autre qui intègre le crime de torture dans le champ de compétence universelle des juridictions des pays signataires. Il s’agit de l’article 8, qui autorise toute justice d’un pays qui a ratifié la convention contre la torture d’instruire toute plainte contre toute personne susceptible d’avoir commis un crime de torture, si elle se trouve au moment du dépôt de la plainte sur le sol de la justice saisie. En d’autres termes, il devient possible pour une victime irakienne de porter plainte contre le ministre de la défense américain lors de son passage dans un pays européen. Puisque ce denier est le responsable direct des troupes armées américaines qui ont perpétré les crimes de torture de façon méthodique et organisée en Irak. Cet article stipule :

«1. Les infractions visées à l’article 4 sont de plein droit compris dans tout traité d’extradition conclu entre Etats parties. Les Etats parties s’engagent à comprendre lesdites infractions dans tout traité d’extradition à conclure entre eux.

  1. Si un Etat partie qui subordonne l’extradition à l’existence d’un traité est saisi d’une demande d’extradition par un autre Etat partie avec lequel il n’est pas lié par un traité d’extradition, il peut considérer la présente Convention comme constituant la base juridique de l’extradition en ce qui concerne lesdites infractions. L’extradition est subordonnée aux autres conditions prévues par le droit de l’Etat requis.
  2. Les Etats parties qui ne subordonnent pas l’extradition à l’existence d’un traité reconnaissent lesdites infractions comme cas d’extradition entre eux dans les conditions prévues par le droit de l’Etat requis.
  3. Entre Etats parties lesdites infractions sont considérées aux fins d’extradition comme ayant été commises tant au lieu de leur perpétration que sur le territoire sous la juridiction des Etats tenus d’établir leur compétence en vertu du paragraphe 1 de l’article 5. »

Cette convention définit de manière précise une série de mesures concernant l’interdiction de la torture, les investigations en rapport avec un tel crime, la traduction en justice des responsables de tels actes, le dédommagement des victimes. Certains de ses articles s’appliquent à l’ensemble des crimes de torture et traitements cruels et dégradants alors que d’autres, tels que ceux qui visent la criminalisation, la justice et l’exercice de la compétence universelle, ne concernent que le crime de torture.

En plus de ce dispositif juridique, la torture et mauvais traitements sont interdits par les quatre conventions régionales générales des droits de l’homme, à ce jour en vigueur : La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (article5), la Convention américaine des droits de l’homme (article5), la Convention européenne des droits de l’homme (article3), la Charte arabe des droits de l’homme (article13). Il convient de rappeler aussi l’existence de conventions régionales qui concernent la torture spécifiquement :

– Convention interaméricaine pour la prévention et la répression de la torture, qui établit l’entière compétence judiciaire en matière de torture entre les pays membres, dans la région des deux continents américains et met en place les dispositions nécessaires à son interdiction, aux moyens d’investigation, à la présentation à la justice des personnes responsables de tels actes et au dédommagement des victimes. Cette convention a été ratifiée par les Etats unis.

– Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants (26 novembre 1987). Celle-ci met en place une Commission européenne de prévention de la torture, qui lui incombe l’inspection des lieux où les personnes sont privées de leur liberté dans les pays membres, qui sont de l’ordre de 44 pays. En vertu du protocole n°1 additionnel à cette convention, il est permis à d’autres Etats qui ne sont pas membres du Conseil de l’Europe d’adhérer à cette convention.

Les circonstances de la guerre et les droits de l’homme

Si nous sortons des circonstances habituelles de paix interne, nous trouverons que le droit pénal international en matière des droits de l’homme est tout aussi présent. Il s’agit du dispositif qui constitue le droit international qui régit les pratiques des différentes parties en temps de conflits armés. Ainsi, les quatre conventions de Genève, du 12 août 1949, interdisent selon l’article 3 commun, les atteintes portées à la vie et à l’intégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices. L’article 13 de la 3ème convention de Genève, relative au traitement des prisonniers de guerre, stipule : « Les prisonniers de guerre doivent être traités en tout temps avec humanité. Tout acte ou omission illicite de la part de la Puissance détentrice entraînant la mort ou mettant gravement en danger la santé d’un prisonnier de guerre en son pouvoir est interdit et sera considéré comme une grave infraction à la présente Convention. […] » D’autre part, l’article 146 de la convention (IV) de Genève, relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre,  oblige les parties contractantes à s’engager à prendre toute mesure législative nécessaire pour fixer les sanctions pénales adéquates à appliquer aux personnes ayant commis, ou donné l’ordre de commettre, l’une ou l’autre des infractions graves à la présente Convention définies à l’article suivant. L’article 147, suivant, considère que les infractions graves sont, entre autres : l’homicide intentionnel, la torture ou les traitements inhumains, le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé, la déportation ou le transfert illégaux, la détention illégale, la destruction et l’appropriation de biens non justifiées par des nécessités militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite et arbitraire…

Les deux protocoles additionnels aux Conventions de Genève du 12 août 1949 (8 juin 1977), élargissent la liste des actes proscrits. Le protocole I, additionnel, dont les Etats unis sont signataires, relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, augmente considérablement la liste des graves atteintes (Articles 11 et 85). Il affirme à nouveau la proscription de toute atteinte à « la santé et l’intégrité physiques ou mentales des personnes […] » et en particulier « la torture sous toutes ses formes, qu’elle soit physique ou mentale », ainsi que « les peines corporelles, la mutilation,  les atteintes à la dignité de la personne, notamment les traitements humiliants et dégradants, la prostitution forcée et toute forme d’attentat à la pudeur » qui sont commis à l’encontre des « personnes qui sont au pouvoir d’une Partie au conflit »  (Article 75). Ce protocole protège aussi les femmes, contre le viol, la prostitution forcée et toute forme d’atteinte à la pudeur (Article 76) , de même qu’il accorde une protection particulière aux enfants contre toute atteinte à la pudeur (Article77).

Le second protocole additionnel, relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux, interdit « les atteintes portées à la vie, à la santé et au bien-être physique ou mental des personnes, en particulier le meurtre, de même que les traitements cruels tels que la torture, les mutilations ou toutes formes de peines corporelles ». Aussi, « les atteintes à la dignité de la personne, notamment les traitements humiliants et dégradants, le viol, la contrainte à la prostitution et tout attentat à la pudeur » commis à l’encontre de « toutes les personnes qui ne participent pas directement ou ne participent plus aux hostilités, qu’elles soient ou non privées de liberté […] » (Article 4). Les quatre conventions de Genève et leurs protocoles additionnels définissent (Article 4) les garanties et les normes relatives à la détention, ainsi que les règles de protection des femmes et enfants semblables, pour la plupart, à celles définies par les normes universelles des droits de l’homme.

Les dispositions définies par les conventions de Genève et leurs protocoles additionnels ont un pouvoir coercitif à l’encontre des pays signataires. Tous les pays sont signataires de ces conventions, et la plupart ont signé les protocoles additionnels. De plus, non seulement l’Etat, visé, qui fait partie du conflit est dans l’obligation d’appliquer les dispositions de l’article 3, commun, mais aussi les autres Etats présents dans le conflit. Il en est de même pour les dispositions du second protocole additionnel là où il s’applique.

La cour internationale de justice a jugé qu’en vertu des « principes fondamentaux généraux du droit international » les règles établies dans l’article 3 commun représentent le « minimum requis » applicable aux conflits armés internationaux et non internationaux. En respect de cette règle, il advient que la torture ou tout autre traitement cruel tel qu’il est défini dans l’article 3, qui serait pratiqué dans n’importe quel conflit, représente une transgression du droit public international. Les règles du droit international public s’appliquent à tous les Etats qu’ils aient signé ou non les conventions qui édictent cette règle.

En 1998, les statuts de la cour pénale internationale a considéré le crime de torture comme crime de guerre et crime contre l’humanité. L’article 8 cite, comme étant des crimes de guerre : la torture ou les traitements inhumains et le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter gravement atteinte à l’intégrité physique ou à la santé, de même que les atteintes à la dignité de la personne, notamment les traitements humiliants et dégradants… Dans la définition des crimes contre l’humanité, il y est reconnu toute attaque généralisée ou méthodique comprenant des crimes tels que la torture, le viol, l’esclavage sexuel, la prostitution forcée, la grossesse forcée, de même que les actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale.

Nous avions, il y a plus d’un an, dénoncé dans notre livre « Les Etats unis et les droits de l’homme », les mesures préventives prises par la maison blanche pour mettre les forces armées américaines à l’abri du pouvoir de la Cour pénale internationale. Il n’avait donc pas suffit à l’administration américaine de ne pas adhérer à la Cour pénale internationale, il fallait qu’elle trouve un règlement parallèle pour la marginaliser et défaire son autorité. Il reste que la poursuite des forces britanniques et australiennes est toujours possible, d’autant que les forces britanniques se sont rendues coupables de crimes de tortures pratiquées de façon systématique. La Commission arabe des droits humains, l’organisation Justitia Universalis, ainsi que le syndicat des avocats à Athènes préparent des dossiers à cet effet.

Les instances de poursuite et leur rôle

Il existe trois organismes et mécanismes liés aux conventions qui accordent une attention particulière à la lutte contre la torture :

– Le comité contre la torture : il a été créé en vertu de l’article 17 de la convention contre la torture et regroupe dix membres experts, élus lors de la réunion biennale que tiennent les pays signataires. L’article 19, demande aux pays membres de fournir « des rapports sur les mesures qu’ils ont prises pour donner effet à leurs engagements en vertu de la présente Convention ». Il faut présenter un premier rapport, un an après l’entrée en vigueur de la convention pour ce qui concerne l’Etat qui y adhère. Puis des rapports détaillés complémentaires sont présentés tous les quatre ans. La majeure partie du temps est consacrée aux sessions ordinaires que tient le Comité pour étudier ces rapports, en présence des représentants des pays concernés. Après audience des représentants des pays et entretien au sujet des questions posées par le Comité, ce dernier prépare ses conclusions et recommandations qui comprennent son évaluation de la situation de la torture et des mauvais traitements dans l’Etat concerné et les recommandations pour y remédier. Le comité contre la torture peut entendre les plaintes contre un Etat membre, présentées par un autre Etat membre ou une personne sous la protection juridique de ce dernier Etat. Si l’Etat ou les Etats concernés avaient émis des déclarations en vertu des articles 21 et 22, dans lesquelles ils reconnaissent la compétence du Comité pour examiner ces communications. De même qu’il y a une procédure relative à l’investigation en vertu de l’article 20, qui autorise le Comité sur son instigation à examiner les allégations de « pratique systématique » de torture dans un Etat membre. Il est de même pour la possibilité de visite d’un Etat membre, sauf si l’Etat en question a émis, officiellement, des réserves sur la compétence du comité lors de son adhésion à la convention.

– Le rapporteur spécial sur la torture est un expert exclusif, qui adresse des rapports annuels à la Commission onusienne des droits de l’homme. A l’inverse du Comité contre la torture, dont la tâche est réservée aux seuls pays membres de la convention contre la torture, le rapporteur sur la torture peut s’adresser à tout pays membre de l’ONU ou y siégeant à titre d’observateur. Il adresse des requêtes pressantes aux gouvernements pour les interpeller au sujet d’individus dont il est à craindre qu’ils aient été soumis ou risquent d’être soumis à la torture. Il adresse aussi d’autres requêtes aux gouvernements pour les interroger sur les allégations de torture ou leur demander de l’informer des dispositions prises pour se prémunir de ce phénomène. De même qu’il effectue des visites dans les pays, après acceptation de leurs gouvernements et présente des recommandations détaillées basées sur les conclusions qu’il a établies après inspection.

– Le Comité européen pour la prévention de la torture : instauré en vertu de l’article 1 de la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants. Il a pour mission l’inspection de tous les lieux relevant de la juridiction d’un Etat partie où des personnes sont privées de liberté par une autorité publique, dans le but de les protéger contre toute probabilité de torture ou traitements cruels, là où il s’avère nécessaire. Il regroupe des experts issus des pays membres, à hauteur d’un expert par pays. Ce comité effectue des visites périodiques programmées dans chaque Etat membre de la convention, en plus des visites spéciales (non programmées) pour motifs particuliers. Après les visites, le Comité transmet les résultats auxquels il est parvenu à l’Etat concerné qui doit répondre dans un délai déterminé. Les rapports sont soumis au secret, cependant la plupart des pays les publient en fin de chaque période. Ce comité tient donc ses réunions à huit clos, mais ses rapports annuels sont rendus publics.

Il existe un autre comité, d’une importance particulière, c’est le Comité des droits de l’homme composé d’experts et créé en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Son rôle principal étant le contrôle de l’application du pacte sur la base de rapports périodiques présentés par les Etats membres. L’Etat membre de ce pacte, qui adhère au protocole facultatif, reconnaît l’habilitation du Comité à examiner les plaintes présentées par des individus qui déclarent être victimes de violations commises par l’Etat des droits mentionnés par le pacte, y compris la violation, le non-respect de la prohibition de la torture et des traitements dégradants tel que précisé à l’article 7.

Les organismes institués en vertu des conventions régionales des droits de l’homme, peuvent aussi examiner les requêtes concernant l’implication des membres de ces conventions dans des crimes de torture. Ces organismes sont : La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, la Cour interaméricaine des droits de l’homme et la Cour européenne des droits de l’homme. Ces organismes ont la compétence d’examiner les plaintes concernant les violations des droits de l’homme tels que définis dans les conventions y afférentes. Ainsi la Cour interaméricaine et la Cour européenne ont rendu des arrêts assez importants dans des affaires liées à la pratique de la torture et des mauvais traitements.

Parmi les autres organismes des droits de l’homme qui peuvent, dans le cadre de leurs prérogatives, traiter des affaires liées à la torture, il convient de citer : le Comité des droits de l’enfant créé en application de la convention des droits de l’enfant ; le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, créée par la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes ; le Comité spécial de l’apartheid, créé en vertu de la convention internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid. Ces trois organismes examinent les rapports périodiques que présentent les Etats membres en ce qui concerne les dispositions prises pour la mise en application des termes de la convention de laquelle ils relèvent. Le Comité spécial de l’apartheid examine les plaintes individuelles de la même manière qu’examine le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes les plaintes qui lui parviennent, conformément au protocole facultatif de la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. De même qu’il se trouve un rapporteur spécial sur les violences commises à l’égard des femmes, leurs motifs et leurs effets (Rapporteur spécial chargé des violences contre les femmes), il existe aussi un rapporteur spécial en charge des formes modernes de racisme, d’apartheid et de haine des étrangers et autres formes d’extrémisme ainsi qu’un groupe de travail en charge de l’arrestation arbitraire. Ils présentent, tous, la particularité commune de livrer, annuellement, des rapports à la Commission onusienne des droits de l’homme.

Les mécanismes de poursuites judiciaires et leurs limites

A ce jour, la règle essentielle dans le crime de torture est l’impunité. Cela n’est pas seulement dû au vide juridique ou à la fragilité des institutions judiciaires mais aussi au manque d’enracinement, dans l’usage et la culture humaine, d’une pratique indispensable basée sur la poursuite des tortionnaires par leurs victimes.

L’impunité peut se manifester à n’importe quelle étape : Lorsqu’il y a absence ou insuffisance d’enquête sur ce crime ; lorsque l’enquête est soumise à des procédures secrètes exclusives à l’organisme en charge du dossier de la torture ; lorsque les présumés coupables de crimes de tortures ne sont pas présentés à la justice selon la procédure habituelle ; lorsqu’ils ne sont pas jugés selon les normes d’équité ; lorsque aucun jugement n’est prononcé malgré la présence de preuves suffisantes et irréfutables pour l’établissement des faits qui leur sont reprochés ; en l’absence de sentence contre ceux qui ont été condamnés ; lorsque celle-ci est insignifiante au regard de l’ampleur du crime qui leur est reproché ; lorsque les peines ne sont pas appliquées et lorsque les victimes et leurs ayants droits ne bénéficient pas de dédommagements adéquats.

Avant de lancer les bases de l’arsenal juridique international contemporain de protection des personnes, de leur liberté et leurs droits en temps de paix ou de guerre (c’est à dire de 1948 à 1998), les alliés n’avaient pas réussi à faire des tribunaux de Nuremberg et Tokyo des exemples de procès équitables de crimes de guerre. C’est pourquoi ces deux tribunaux furent des tribunaux militaires et d’exception. Malheureusement, malgré l’institution de deux tribunaux pénaux internationaux ad hoc (pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda), les Etats unis veulent juger Saddam Hussein devant un tribunal qu’ils ont, eux-mêmes, fabriqué de A à Z. Tout cela pour affirmer haut et fort le proverbe latin « malheur au vaincu ! » et reléguer au second plan le rôle de la justice internationale. Alors qu’en ce qui concerne l’ensemble des crimes de meurtres injustifiés, qu’ont commis leurs troupes, ainsi que l’utilisation d’armes non conventionnelles, la pratique de la torture et des mauvais traitements, la destruction des maisons et la prise d’otages, les Etats unis se considèrent au-dessus des lois et de l’obligation de rendre des comptes.

Pour simple exemple, après de nombreux cris et protestations, l’administration américaine a décidé le dédommagement des ayants droits de toute personne morte suite à une erreur commise par ses troupes. Le montant estimé pour une vie étant arrêté à 2500 $. L’ironie du sort veut que cette décision soit survenue, au même moment où les ayants droits des victimes de l’attentat de Lockerbie se voyaient attribuer la somme de dix millions de dollars par victime. Faut-il croire que c’est là le rapport arithmétique logique entre l’erreur américaine et l’erreur libyenne ? Ou s’agit-il tout simplement de la différence de prix entre l’homme blanc et l’homme brun ? Les militants des droits de l’homme irakien nous rappellent, modestement, qu’afin que les ayants droits puissent toucher cette somme il leur faut parcourir une trajectoire procédurale parsemée d’embûches. Les heureux bénéficiaires d’un tel dédommagement doivent en plus signer un document dans lequel ils se désistent quant à toute poursuite ou autre demande de même nature. Cela en sachant qu’au regard de l’étendu du drame, seule une infime minorité de victimes verra sa demande aboutir.

L’impunité est aussi le produit des lois, décrets et autres dispositions officielles écartant toute possibilité de poursuite judiciaire menée à l’encontre d’individus, responsables ou groupes de fonctionnaires chargés de l’exécution de certaines tâches officielles. Certaines de ces lois empêchent tout jugement : elles comprennent les lois « d’assurance », d’immunité et les lois amnistiantes, applicables dans de nombreux pays. La plupart du temps, ce genre de lois est promulgué lors de situations d’urgence et en temps d’occupation où les gouvernements décrètent que la loi et l’ordre se trouvent en danger particulier. La justice est dans ces cas soumise aux tribunaux militaires ou d’exception ou à l’administrateur exécutif. Prenons, à titre d’exemple, l’ordonnance n°7 promulguée par Paul Bremer le 9 juin, qui rattache une part importante du code pénal à la personne de l’administrateur civil, en stipulant : « Il n’est admis de porter plainte contre les responsables des infractions suivantes, que sur autorisation écrite du directeur administratif de l’autorité provisoire alliée:

–  Les infractions  liées aux crimes contre la sûreté extérieure de l’Etat.

–  Les infractions liées aux crimes contre la sûreté intérieure de l’Etat.

–  Les infractions liées aux crimes contre les autorités publiques.

–  Les infractions liées aux crimes d’atteinte à un responsable gouvernemental. »

Bien évidemment, il nous paraît que M. Moktada Al-Sadr ne peut, en vertu de cette ordonnance, être poursuivi par un juge irakien que sur autorisation écrite de M. Bremer.

Les autres sources d’impunité résident dans l’insuffisance du cadre juridique. La torture et les autres crimes, définis dans le droit international, sont, en tant que tels, souvent ignorés dans les lois provisoires décrétées par une seule partie. Nous pouvons citer l’exemple des instructions militaires américaines qui avaient précédées leur débarquement en Afghanistan. Elles avaient défini les crimes de guerre selon l’angle de vue du secrétariat d’Etat à la défense et de l’administration américaine, qui considéra les détenus de Guantanamo, comme étant inclassables et hors compétence du droit international. Souvent, aussi, les principes de responsabilité pénale individuelle sont ignorés, lorsqu’il s’agit de la responsabilité des chefs et hauts gradés en plus de la responsabilité des subalternes. Ou bien lorsque cette responsabilité est définie selon des aspects qui ne s’accordent pas avec les règles du droit pénal international, permettant ainsi aux personnes responsables de crimes de se soustraire à la justice. L’invocation de l’application des ordres de la part des subalternes est aussi un moyen habituel pour rejeter la responsabilité. De même que le boycott par les Etats du protocole qui détermine l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, astreint dans le temps la possibilité de poursuite contre les criminels. D’autre part, la compétence judiciaire des juridictions de certains pays ne possède pas de dispositions intégrées dans les lois internes permettant de poursuivre des présumés coupables de crimes de torture se trouvant sur leur sol, quand ces crimes ont été commis ailleurs. Parfois les mécanismes juridiques de certains pays ne permettent pas d’extrader des personnes recherchées pour de tels crimes dans d’autres pays. La plupart du temps, on constate l’absence de mécanismes efficaces susceptibles de permettre aux victimes et leurs ayants droits d’être dédommagés des préjudices subis. Et ce, quelle que soit la forme des réparations : dédommagement matériel, réhabilitation, réconfort, assurances données de ne plus avoir à subir un tel crime…

L’élimination de la torture ne peut se faire en l’absence de justice pour punir ce crime. Seuls de vrais procès qui jugent les responsables de ce crime peuvent représenter un signal fort selon lequel il existe une politique officielle qui s’attaque à la torture. Ils constituent aussi une part de la réhabilitation des victimes en leur donnant le sentiment qu’il leur est possible d’obtenir justice. Ils participent, enfin, à l’élaboration d’un environnement de comportements à même de favoriser la consolidation de la culture des droits de l’homme à travers, justement, l’affirmation que les crimes contre l’humanité ne peuvent rester impunis. La reconnaissance en la matière de la responsabilité et du rôle de l’Etat, peut aboutir aux fondements du dédommagement financier ou autre. Enfin, l’aboutissement à des données officielles sous la responsabilité de l’Etat ne peut conduire qu’à des réparations ayant un véritable sens.

L’un des aspects de l’avancée significative réalisée ces dernières années dans le domaine des droits de l’homme, demeure dans la confection d’instruments de lutte contre l’impunité dans le volet des graves violations des droits de l’homme qui comprennent le crime de torture. Les évènements les plus marquants en la matière restent ce qui suit :

–  Le début d’application de la Convention contre la torture, qui dans plusieurs pays a amené à légiférer en matière de compétence universelle en ce qui concerne ce crime.

– Les derniers arrêts de différentes Cours régionales des droits de l’homme, de la Commission onusienne des droits de l’homme et du Comité contre la torture permettent d’engager la responsabilité de l’Etat en matière de crime de torture et autres traitements cruels dans les affaires individuelles

– La création de tribunaux internationaux spéciaux compétents pour juger les responsables de crimes contre l’humanité au Rwanda et en ex-Yougoslavie et leur mise en œuvre.

– Le début de la mise en application des statuts de la Cour pénale internationale et l’institution d’une cour internationale permanente pour juger les personnes responsables de crimes de guerre et crimes contre l’humanité ou de génocides, (en attendant une définition précise du crime d’agression…).

– L’ouverture, dans plusieurs pays, de procédures de poursuite de personnes accusées de crimes de torture commis à l’extérieur des frontières des juridictions saisies. Et ce en conformité avec le principe de compétence universelle.

Les décisions de la Commission des droits de l’homme, du Comité contre la torture et celles de la Cour européenne des droits de l’homme, concernant plusieurs affaires individuelles, ont extrêmement participé à la consolidation des normes. De même qu’à l’intérieur des pays, l’exigence des lois a ouvert le chemin à la poursuite des responsables.

La Commission des droits de l’homme a déclaré que les décisions d’amnistie ne « s’accordent pas en général» avec le devoir des Etats d’enquêter sur les faits de torture, de garantir dans le champ de leur compétence la protection contre de tels actes et d’assurer qu’ils ne se reproduisent plus à l’avenir. Quant au Comité contre la torture, il a exprimé son inquiétude quant à l’utilisation de lois amnistiantes qui peuvent comprendre le crime de torture et a recommandé à ce que de telles lois excluent la torture de leur champ de compétence. De leur coté, Amnesty international ainsi que la Commission arabe des droits humains et les plus importantes organisations mondiales non gouvernementales ont condamné l’usage de plus en plus fréquent d’amnisties, décisions de relaxes et autres moyens permettant l’impunité aux auteurs des crimes contre l’humanité.

Plusieurs déclarations des Nations Unis ont mis l’accent sur la nécessité de combattre l’impunité, en affirmant qu’il est nécessaire d’incriminer ceux qui encouragent les actes de torture, les suscitent, les tolèrent ou les commettent et de les punir sévèrement. Les premières dispositions que les Etats doivent prendre pour combattre l’impunité consistent, avant toute chose : en l’interdiction de la torture dans les lois ; l’assurance de véritables enquêtes et instructions des différentes plaintes et rapports sur la torture ; la présentation à la justice des personnes responsables du crime de torture ; le dédommagement des victimes. L’ensemble de ces dispositions est défini dans les engagements requis par la convention contre la torture. Cependant, en vertu de l’ensemble des autres conventions internationales et du droit pénal international, il faut les considérer comme étant des obligations auxquelles doit se conformer l’ensemble des Etats.

Le plus grand défi, qui sera certainement d’une portée considérable, ne réside pas tant dans la mollesse de la réaction politique de l’administration américaine envers les graves crimes commis par ses forces d’occupation, que dans la position de l’autorité judiciaire américaine vis-à-vis des plaintes susceptibles d’être introduites devant ses tribunaux, par des victimes irakiennes. Le compte à rebours a peut-être commencé pour l’administration américaine actuelle. La complicité de la justice américaine avec les auteurs des crimes de torture, si elle venait à avoir lieu signifierait que l’Etat le plus puissant du monde est aujourd’hui atteint jusqu’à la moelle et que le droit international et la compétence universelle devront évoluer sans cette superpuissance… Avec tout ce que cela signifie sur les plans politiques, sociaux et culturels.

Le 8 juin 2003, pendant que je me trouvais à Bagdad, la note n°2 de l’autorité provisoire de l’Alliance a été publiée sous le titre : « La direction des prisons et les structures de détention ». Cette note faisait sienne une norme connue dans le langage des militants des droits de l’homme sous le titre : « le minimum vital du traitement des prisonniers ». Le porte-parole de l’administrateur civil, m’avait alors suggéré de la lire pour me rassurer quant à la situation des prisonniers desquels je lui demandais des nouvelles. Il aurait été logique que ce texte anglais eut été distribué aux responsables des prisons avant de le transmettre à la presse et aux chercheurs des droits de l’homme. Ce jour là nous avions entendu, à l’aéroport, des récits sur les mauvais traitements et la liste des détenus « représentants des dangers immédiats à la sécurité, selon les dispositions de la Convention (IV) de Genève » que présentait les forces d’occupation, n’avait pas encore atteint le chiffre colossal de 10390 détenus, dont la plupart se trouvait à la prison d’Abou-Gharib.

Aujourd’hui, je pose la question en toute sincérité : Les chefs des forces d’occupation ont-il lu cette note ? A-t-elle été distribuée aux troupes ou est-ce un simple gadget de l’opération de maquillage nécessaire à ce que l’on appelle « L’opération de libération de l’Irak » ?

Paris le 9 mai 2004. Traduit de l’arabe par : Mehdi Mosbah

Notes :

– (1) Voir Haytham Manna, Les droits de l’homme dans la culture arabo-musulmane, Le Caire, 1995, Page39.

– (2) Mohamed Taria, Abbas Aroua, Youcef Bedjaoui, Histoire de la torture et les fondements de sa prohibition en Islam, Erraya et ACHR, Djeddah-Beyrouth-Damas, 2003, Page26.

– (3) Moncef Marzouki dans l’ouvrage collectif ‘Le salut de l’âme et du corps, la torture dans le monde arabe au 20ème siècle’ Paris-Le Caire, la Commission arabe des droits humains, 1998, Page35.

– Voir pour plus d’informations : Amnesty international, la lutte contre la torture, guide des démarches et le Vol. II de l’Encyclopédie des droits de l’Homme « Al-Imaan », les frontières de la protection internationales des droits de l’homme.