أبريل 24, 2024

La réforme bloquée

blockedIntervention à l’invitation des verres à Paris en 1990. 13 ans après,  la Syrie a ratifié le CEDAW avec des réserves.

Durant près de dix siècles, le système de la personnalité des lois a dominé aussi bien l’Europe chrétienne que le monde arabo-musulman. La naissance de l’Etat-Nation et les réformes qui ont profondément marqué la justice en Europe ont sans doute laissé des traces sur les pays musulmans colonisés et la Sublime Porte, dernière incarnation du califat.

Contrairement à la neutralité apparente du terme, al-ahwal al-chakhsyya (le statut personnel) fait partie du domaine du sacré, car il touche les interdits, la sexualité et les liens du sang interindividuels et couvre le concept du haram dans la culture arabo-islamique. Mais le sacré dans le monde arabe est désacralisé par son poids dans la vie de tous les jours. Une lecture attentive de l’histoire sociale de cette partie du monde montre bien la relativité de toute idée de continuité et l’élaboration directe ou indirecte de changements et de ruptures chaque fois que le système juridique s’avère inopérant et que les données de la vie dépassent les textes.

Que ce soit dans le cadre des dernières lois ottomanes ou de l’élaboration de législations séparées dans les Etats arabes, on peut remarquer une avancée spectaculaire au niveau de la procédure judiciaire et de la réorganisation des tribunaux, autrement dit de leurs structures. Sur le fond, le changement le plus important reste essentiellement une meilleure utilisation des anciennes écoles juridiques en Islam pour faciliter la vie des époux ou diminuer les injustices à l’égard des groupes vulnérables : femmes et enfants.

Force est de constater que l’abolition de la califat en 1924 n’a pas, en dehors de la Turquie d’Attaturk, été accompagnée de l’abolition automatique de ses lois en ce qui concerne la famille. Même en Egypte, où un processus de construction juridique locale était entamé depuis Mohamed Ali, la loi inspirée par la juridiction ottomane reste en vigueur après 1927, date de l’abolition de la référence islamique dans tout mariage effectué en Turquie. Plusieurs magistrats évoquent ces anomalies qui marquent le mariage des milal  (communautés) inspiré par un système dépassé. Même le ministre de la Justice, Ali Maher, dit le 25 février 1932 : “La juridiction communautaire est la seule partie de la justice égyptienne épargnée par la réforme. Elle est restée durant cinq siècles dans un état trouble, n’est pas conforme au système juridique égyptien et n’existe nulle part dans les pays civilisés”.

Depuis cette date, une réforme a confié aux tribunaux civils les questions du statut personnel, mais celles-ci restent jugées suivant les lois communautaires. Il a en toutefois fallu attendre la nationalisation du Canal de Suez pour mettre fin à l’héritage des milal.

Soixante ans avant cette date, le Code of Organisaion and Procedure for Chai’a Courts de 1897 stipulait “qu’aucune requête concernant un mariage ou un divorce, et aucune reconnaissance de ceux-ci ne seraient entendues après la mort de l’une ou de l’autre partie si elles n’étaient pas appuyées sur des documents exempts de tout soupçon de contrefaçon”. Le Code de procédure de 1931 lie le mariage à un acte officiel et stipule qu’aucune demande, même non litigieuse, n’est recevable si au moment de la demande l’un des époux est plus jeune que l’âge prescrit (16 ans pour la mariée et 18 pour le marié). Ces dispositions portaient clairement atteinte aux droits fondamentaux des tuteurs matrimoniaux, reconnus par toutes les écoles traditionnelles.

En Algérie, les magistrats français exerçaient par le biais du système d’appel un strict contrôle sur les tribunaux des cadis. Mais dans les affaires de mariage, les tribunaux français sont restés dans le cadre d’une lecture libérale des écoles sunnites. Le consentement d’une fille majeure à son mariage, au motif que cela était obligatoire dans le droit hanafite, reposait sur la tradition de l’école shafi’te concernant l’intérêt des mineurs dans la garde d’enfant.

Le Code de Statut Personnel promulgué en Tunisie (août 1956) prend en considération de nouvelles règles (abolition de la polygamie, transformation du divorce par répudiation en un processus judiciaire, accord préalable de la femme, élévation de l’âge du mariage) et constitue un pas en avant – même s’il reste en deça des idées du réformateur Al-Taher Haddad qui demande l’égalité entre les deux sexes dans l’héritage. Une étape qu’aucune législation arabe n’a franchi jusqu’à nos jours. Le problème que la Tunisie actuelle vit et qui peut se retourner contre les femmes et la famille, est l’instrumentalisation par le pouvoir des acquis du Code de la famille. Ce qui affaiblit le courant démocratique laïque et bloque la lutte des défenseurs des droits de la personne dans ce domaine.

L’expérience de l’époque post-coloniale montre que les pouvoirs en place dans les pays arabes ont pris des décisions importantes au sujet des lois de la famille chaque fois que leur légitimité n’était pas mise en cause. La crédibilité populaire d’un gouvernement est toujours un facteur essentiel dans ses décisions concernant des sujets sensibles (Nasser au plus haut de sa popularité, Bourguiba juste après l’indépendance et le Yémen du Sud après la guerre d’indépendance).

Quant à la Syrie, la réorganisation structurelle de la justice ne touche pas le contenu du Code de Statut Personnel de septembre 1953. Les druzes aussi bien que les chrétiens possèdent leurs tribunaux au même titre que les tribunaux char’i (pour les sunnites, ismailites et alaouites). Les partis politiques ont fait l’économie d’un conflit frontal à propos du mariage civil, et le législateur a tenté d’assouplir les dispositifs des lois afin de trouver des portes de sortie pour le mariage mixte dans le cadre traditionnel. Ceci crée un climat d’hostilité et de refus de ce mariage, illégal du point de vue des non-musulmans. Le discours nationaliste et populiste a toujours évité de prendre de grandes décisions de réforme sociale. La femme a ainsi payé très cher cette politique et la société aussi.

L’expérience syrienne est d’ailleurs marquée par le fait que ce pays vit depuis 1963 sous l’état d’urgence et les lois martiales, dont l’une des conséquences est l’absence de toute activité associative féminine en dehors de l’Union des femmes. Cet organisme trop officiel évoluant sous la tutelle du Parti unique au pouvoir est lui-même, depuis 1970, sous la tutelle des militaires. C’est dans le contexte de la marginalisation des expressions démocratiques de la société que l’on peut analyser la régression de la condition féminine.

Dans un tel climat, les familles s’enferment sur elles-mêmes. La scolarité des filles stagne et parfois recule (deux fois moins de filles que de garçons poussent leurs études jusqu’au secondaire, et dans certaines régions cette disproportion monte jusqu’à quatre). La sortie des femmes de chez elles se fait de plus en plus dans le cadre familial ou en groupe et si elles fréquentent les lieux publics pour se divertir, c’est en tant qu’éléments d’une famille et non comme individus. Même dans les souks, une femme est moins bien considérée si elle n’est pas accompagnée de son fils ou de son frère.

Les 24 députés femmes de l’Assemblée du peuple ne sont guère représentatives de la place de la femme sur la scène publique. Il y a toujours des lieux sans femmes. Le système du caïd (Mutanafez : un homme de pouvoir qui règne dans son fief) est parfaitement masculin et patriarcal. Le chef de l’Etat sait de quoi il parle quand il dit de la femme : ” c’est la mère, l’épouse, la soeur, la fille. Comment la célébration de l’année de la femme ne serait-elle pas notre fête à tous “.

Pendant environ deux décennies, les gouvernements de la Syrie n’ont prêté aucune attention à la femme et à ses droits, sauf de manière déclamatoire.

L’inégalité de facto touche l’existentiel dans l’être humain, de l’analphabétisme jusqu’à la présence dans les lieux de débat public. Femme ministre, femme patronne et femme député ont encore du mal à défendre les droits essentiels à l’égalité entre les deux sexes. Le Code du Statut Personnel (La loi No 134 du 31/12/1975) est l’expression la plus flagrante de ce rapport entre libertés fondamentales et démocratisation des liens organiques. Cette loi continue, dans son article 5, de priver la femme de la pension alimentaire (nafaqa) dès qu’elle travaille sans l’autorisation de son mari et l’article 197 relatif à l’héritage donne à l’homme deux fois la part de la femme qui se situe dans le même degré de parenté. Ce code accorde l’autorisation conditionnelle de la polygamie (article 17) et le maintien de la répudiation même si le divorce oral n’est plus irréversible (article 36). L’une des contradictions les plus flagrantes de la législation syrienne réside dans le fait que le témoignage de la femme dans les affaires criminelles et civiles est égal à celui de l’homme tandis que le témoignage d’un homme dans le mariage équivaut à celui de deux femmes (article 12).

Autre contradiction de taille, le Code de Statut Personnel de 1953 (loi 59) et de 1975 (loi 134) stipule dans son article 50 : ” Le mariage annulé ne peut point être assimilé à un mariage valide par l’ensemble de ses conséquences. Même en présence du rapport sexuel “. Ce qui signifie la non-reconnaissance des enfants et la privation de l’héritage entre autres. Tandis que la loi du registre civil (alsijil al-madani) oblige l’inscription de chaque enfant né dans le pays, que le mariage soit reconnu ou pas, et aussi bien les enfants de l’adultère que les enfants abandonnés. Ainsi, le mariage entre une musulmane et un chrétien par exemple peut être enregistré à partir d’un ijtihad fondé sur la responsabilité individuelle (les enfants ne doivent pas payer le prix de l’attitude de leurs parents).

Enfin, la validité des témoins, conditionnée par la discriminaion de sexe et de religion dans l’article 12, est confortée par la privation d’héritage dans la différence de religion(article 125).

La Syrie n’a toujours pas ratifié la Convention de 1979 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) qui protège les femmes et honore les deux sexes. Et l’un des auteurs du Code de Statut personnel en Syrie, Ibrahim Fawzi, ancien président de la Haute Cour constitutionnelle reconnaît que : ” notre législation impose à la famille un système qui ressemble au rapport de servitude entre maître et serviteur. “

Si le président Assad, dès son arrivée au pouvoir en Syrie, a joué la carte du conservatisme dans ce domaine en profitant du silence des “progressistes”, en Algérie, et jusqu’en 1984, date de l’adaptation du Code de la famille, les femmes profitaient plutôt du vide juridique ou de certaines dispositions parfois adoptées pendant la période coloniale, telle l’ordonnance du 4 février 1959 reconduite par la loi du 31 décembre 1972 et restée en vigueur jusqu’en 1973. Celle-ci avait notamment instauré le consentement comme fondement exigé du mariage. En 1975, le principe de l’abrogation de la législation “française” toujours en vigueur afin de doter le pays d’une nouvelle législation a été adopté. Mais en raison des réactions et de l’opposition des femmes, cette adoption a été retardée à plusieurs reprises. En juin 1984, un code de la famille a été promulgué, suscitant de larges débats dans la presse et donnant naissance à un mouvement indépendant de femmes qui luttent pour l’abrogation de ce qu’elles appellent le “code de l’infamie”. Ce code reconnaît la polygamie (article 8), et stipule, à titre d’exemple : ” la conclusion du mariage pour la femme incombe à son tuteur matrimonial” (article 9) ; ” l’épouse est tenue de : 1- obéir à son mari et lui accorder des égards en sa qualité de chef de famille” (article 39) ” tout homme ayant divorcé avec son épouse par trois fois successives ne peut la reprendre qu’après qu’elle se soit mariée avec quelqu’un d’autre, qu’elle en soit divorcée ou qu’il soit mort après avoir cohabité ” (article 51).

A l’instar de certains pays arabes, le gouvernement algérien a ratifié la convention de 1979 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, ” à condition qu’elles n’aillent pas à l’encontre des dispositions du code algérien de la famille “.

Malgré la désacralisation d’une partie importante du Code de statut personnel dans plusieurs pays, le monde arabe fait les frais de l’échec de la réforme en islam, de la domination d’une lecture réductionniste des droits de la personne dans les écoles juridiques et de la marginalisation d’un courant de pensée critique capable de s’interroger à haute voix sur les conséquences du système inégalitaire dans le mariage à caractère confessionnel sur l’ensemble des droits de la personne.