« Formation aux droits de l’Homme : Droits de l’Homme et développement- Ouagadougou 1997»
« OMCT,UIDH,CADEDH, Colombia University »
Avant d’entrer dans le vif du sujet, commençons par quelques banalités de base:
1- Parmi les centaines de milliers de livres et d’épîtres écrits par les oulémas musulmans avant 1900, pas un seul consacré aux droits de l’Homme en Islam. Rien d’étonnant, car la naissance et l’élaboration d’une religion monothéiste furent assimilées à des liens étroits, voir inséparables, entre Le droit divin et les droits humains. Tandis que derrière l’émergence des idées des droits de l’Homme réside le principe de la séparation entre Le droit divin et les droits humains sans que cette séparation signifie forcement contradiction ou rapport conflictuel.
Séparation, car le religieux nous inspire l’éternel, l’absolu et le sacré ; tandis que l’humain évoque la faiblesse, l’absence de l’achevé et la relativité. Si la plupart des religions établissent le pont nécessaire à travers le concept de la dépendance humaine, les premiers défenseurs des droits de l’Homme l’ont fait justement sur la base de la reconnaissance de l’indépendance et la majorité de la personne.
2- Les droits de l’Homme ne représente pas une religion et encore moins une idéologie. Il s’agit d’une charte proposée par des hommes et des femmes de différents pays, couleurs et religions à un moment donné de l’histoire de l’humanité. Elle n’a pas heureusement la force du sacré. Pour cela, elle est nécessairement l’objet d’une évolution et reste par définition un projet inachevé. La question de la religion est tout à fait différente. Son universalisme déclaré n’abolit pas les frontières établies entre ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors ; et l’interprétation de ses données ne peut être abordée de la même façon.
3- Des ultras nationalistes juifs aux chauvinistes hindous, l’idéologisation de la religion ne peut constituer un élément constructif dans la sphère des droits universels de la personne. Contrairement à ce que Ihsan Hamis Al-Mafregy avance, tous ceux qui ont confirmé que ” l’Islam est une idéologie bien plus qu’une religion” (1) ont établi de véritables barrages devant l’évolution naturelle d’un concept des droits de la personne digne de l’être humain et de son temps.
4- On ne le dit jamais assez, depuis la mort du Prophète, on ne peut plus parler d’un Islam au singulier, sauf pour donner notre approche subjective de ce que nous considérons comme l’ISLAM. Il y a des orientations et des interprétations tellement variées que nous sommes obligés d’être trop sélectifs et souvent réductionnistes pour couvrir notre champ conceptuel chaque fois que nous abordons le sujet.
A la recherche d’une méthode :
Dans son étude ” L’Islam et les droits de l’Homme” (2), Al-Mafregy nous donne un exemple de l’influence actuelle exercée par les islamistes sur les études qui touchent la religion islamique. Son point de départ méthodologique est une illustration de l’approche fondamentaliste : “L’Islam, dit-il, ne traite pas l’homme isolé de ses semblables ou dépouillé de sa nature, mais vise l’homme dans sa totalité, c’est-à-dire dans toutes ses aspirations d’ordre économique, social, culturel et spirituel” (3).
Couvrir cette approche, signifie s’enfermer dans un discours idéologique réductionniste. L’auteur, comme on l’a signalé plus haut, considère l’Islam comme idéologie bien plus qu’une religion. Son passage obligatoire à Ibn Arabi et d’autres esprits d’ouverture ne cache point une certaine contradiction entre le concept de l’homme esclave de Dieu et l’homme parfait du soufisme. Les limites de la notion traditionaliste de la liberté sont camouflées par des généralités telles que : ” l’Etat musulman doit permettre à chacun de jouir de sa liberté sans empiéter sur celle des autres” (4) , ” l’Islam a pu concilier les exigences de sa loi et la liberté de l’individu” (5).
Cependant, notre auteur est moins ambigu sur la question du droit à la vie. Il soutient que ” le talion est un droit de l’Homme parce que le meurtre a porté atteinte à la vie”. Quant au châtiment corporel, son point de vue est celui de Abdul Kadir Audé et d’al-Mawdoudi. La question de la femme n’est pas non plus mieux traitée. Ainsi, nous nous trouvons devant une lecture occidentalisée de l’idéologie islamique plutôt que face à un Islam d’ouverture vers les grands principes universels de notre temps.
Il a fallu commencer par cet exemple pour montrer les limites de certaines tentatives faites pour donner du crédit à une approche très idéologique de l’Islam à travers une relecture des principaux droits de la personne à la lumière des données fondamentalistes.
Dans son étude : ” la pensée islamique et les droits de l’Homme entre l’idéal et la réalité”, Nasr Hamed Abu Zeed répond indirectement aussi bien à Al-Mafregy qu’à Mohammed al-Ghazali (6). Il rappelle que l’Islam couvre, entre autres, la théologie rationaliste des Mu’tazilites, les philosophes musulmans, les soufistes et la jurisprudence traditionaliste. Il soutient qu’une approche objective nécessite une libéralisation du savoir pour mettre fin à la domination des défenseurs de la manipulation idéologique de l’Islam.
Contrairement à l’approche fondamentaliste, le soudanais Abdullahi An-Na’im n’hésite pas à enfoncer des tabous et aborder la question sous l’angle révolutionnaire de son maître Mahmoud Mohamed Taha. “Tant que la base de la Loi islamique moderne n’abandonne pas les textes du Coran et du Hadith, on ne peut éviter les violations graves pour les grands critères des droits universels de l’Homme. Le respect de la chari’a ne peut permettre l’abolition de l’esclavage ou l’élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes” (7). Selon An-Na’im, l’Islam de Médine a joué son rôle historique. Il ne peut être une référence juridique et socio-politique pour notre époque. C’est l’Islam universel, celui de La Mecque, marqué par la tolérance et loin de l’état d’exception, vécu par les Musulmans à Médine, qui traverse le temps comme modèle de tolérance, de fraternité et de liberté de croyance.
Taha et An-Na’im expriment une approche originale et nouvelle de l’Islam qui concilie la charte internationale des droits de l’Homme avec le Coran.
Ces deux exemples, nous montrent la différence entre ceux qui se cantonnent dans le cadre de la tradition orthodoxe, et ceux qui tentent d’ouvrir le chemin d’al-ijtihad.
L’avancée d’un mouvement des droits de l’Homme en terre d’Islam et la montée de l’islamisme constituent un sujet de choix pour certains universitaires. C’est le cas de Mohammed Arkoun qui fut l’un des premiers en France à évoquer le problème.
Dans un article qui date de 1980, Mohammed Arkoun(8) précise les grandes lignes de sa façon de voir la question:
– ” Il serait trop facile de dire, par exemple : mais oui, en Islam, tout est garanti. On pourrait citer le Coran, les paroles du prophète, des autorités musulmanes, qui se sont exprimés sur le sujet de façon ferme et novatrice.
– Il faut se garder de rejeter sur l’Islam la responsabilité des atteintes aux droits de l’Homme qu’on peut observer dans tel régime, tel pays dit “musulman”.
– La notion d’un droit rattaché à la rationalité humaine est une définition idéaliste. Le droit, comme le dit Marx, est le produit d’un rapport de force.
– Le droit est l’expression d’un groupe qui a pris le pouvoir: et on le qualifie ensuite de droit religieux, de droit sacré.
– Il faudrait reposer le problème du droit de la personne tel qu’il a été défini dans chacune des trois traditions monothéistes. Dans une étude critique, à la fois historique et philosophique, il faudrait comprendre comment la notion des droits religieux a pu fonctionner dans un cadre social et culturel déterminé et comment cette notion ne peut plus fonctionner dans le cadre de nos sociétés industrialisées, informatisées, rationalisées sous l’empire de la raison que nous appelons scientifique et qui est elle-même, bien sûr à critiquer. (9)
L’affaire Rushdie a troublé notre universitaire qui insistait sur une perception occidentale à propos d’un sujet universel de liberté d’expression :” la perception des droits de l’homme dans une pensée occidentale, confit-il au journal “Le monde”, renforce le malentendu avec l’Islam, qui a pensé ces droits de l’homme dans le cadre de droits de Dieu”. Arkoun a oublié l’avancée universelle en tout ce qui concerne le concept de la personne, l’intégrité morale et physique et la place des libertés fondamentales dans la démarche continue des défenseurs des droits de l’homme de tous les pays pour opposer deux mondes et deux concepts!
Après cette turbulence et à la recherche d’une approche de “conciliation historique”, il soutient en 1992 que la création d’un terrain d’entente, d’une pensée dans le cadre islamique qui fait cohabiter les contributions positives de la laïcité et les grandes valeurs de la religion, est une tâche essentielle et possible à longue haleine (10). L’analyse, selon Arkoun, doit se développer dans deux directions : “1- Quelle est la portée, aujourd’hui, d’un discours “islamique” sur les droits de l’homme?(…)
2 – Dans quelle direction philosophique peut-on et doit-on orienter la recherche des fondements et des garanties d’application des droits de l’homme, aujourd’hui?” (11)
La position d’Arkoun est basée sur le renvoi, dos à dos, des religions traditionnelles et de ce qu’il appelle une religion civile qui incarne une vision occidentale des droits de l’homme. Si notre universitaire a bien étudié l’Islam, sa connaissance de la structuration théorique et fonctionnelle des instruments internationaux des droits de l’homme parait très limitée. Il tente de couvrir cette lacune par le camouflage du processus de l’universalité et de l’historicité des droits de l’homme dans la culture occidentale. La force de la charte internationale des droits de l’homme ne vient-elle pas de sa capacité d’absorber un pluralisme philosophique et culturel nécessaire pour éloigner toute tentative idéologique ?
Dans son article :”l’Islam et les droits de l’Homme” (12), mon ami Mohamed Sayed Said évoque la question d’une cohérence nécessaire entre une interprétation rationaliste et humaniste des textes islamiques et un système contemporain des droits de l’Homme en vu de gagner la bataille pour le droit à la liberté d’interpréter et la reconstruction sociale de l’expérience religieuse. Pour lui, les textes sacrés sont en parfaite concordance avec la vision contemporaine des droits de l’Homme : l’unité de Dieu et l’unité de la race des humains dans un message universel. Sayed Said insiste sur les principes de la dignité, de l’égalité et de la justice lequel occupe dans la culture arabo-islamique la place de la liberté dans la civilisation occidentale ou de l’égalité dans les courants socialistes. Il aborde la dimension institutionnelle et la problématique de l’équilibre entre les droits et les devoirs (largo sensu car cet équilibre incarne le spirituel et le séculaire.).
Il est difficile pour chacun de nous d’être à la fois dedans et dehors. Les propositions de M. Said sont très vagues et volontaristes, car la base du problème ne réside point, à notre avis, dans les valeurs fondatrices mais dans l’expérience historique surchargée à la fois de dogmatisme et de dynamisme. La deuxième partie de son étude en est une excellente illustration. Le rapport entre l’Homme et le texte est à l’origine d’importants conflits intellectuels en Islam. Les grandes tentatives de réforme dans l’histoire des musulmans se situent autour de la liberté d’interprétation comme prétexte de la libéralisation religieuse capable de marginaliser l’approche textuelle et littérale du Coran.
On peut dire, sans prendre trop de risque, que si l’histoire des idées est liée à l’histoire des hommes, celle de la jurisprudence islamique est essentiellement rattachée à l’histoire des Califes. De ce fait, la réalisation d’une lecture humaniste de l’Islam passe par une rupture intellectuelle avec les idéologies des pouvoirs socio-politiques ; autrement dit, une rupture avec l’obéissance aveugle à l’orthodoxie sunito-ja’afarite. Dans ce cadre, l’élaboration des approches réformistes nécessitent forcement une critique de l’histoire politique en terre d’Islam pour dépasser l’ancienne école du Calife Juste à celle des citoyens.
Quant à nous, le problème entre les défenseurs des droits de l’homme et les islamistes ne se situe point au niveau de la croyance et du sacré, mais au niveau du séculaire et du juridique. Personne ne pose la question de la sécularisation de l’Islam ; par contre, la question des institutions dans les pays islamiques est primordiale. Ces institutions qui sont fabriquées de toute pièce par des hommes, et que d’autres hommes sont capables de les dépasser.
Une structure étatique autoritaire s’appuie nécessairement sur une idéologie autoritaire, sinon elle la produit. Les oulémas du despotisme, pour emprunter l’expression du réformateur al-Kawakibi, ont fait de l’homme obéissant, un exemple du bon musulman et des révoltés des zindiqs. Peut-on dégager de cette orientation des principes universels des droits de la personne?
Lecture critique du discours fondamentaliste
En 1902, l’intellectuel libanais Farah Anton a publié en Egypte, dans sa revue ” al-Djami’a“, la traduction arabe de la “Déclaration des droits de l’Homme et des citoyens” avec une préface intitulée : «Les droits de l’Homme ne doivent pas être maltraités par les hommes et la nécessité de les enseigner dans les écoles »(13). Sur cette déclaration, nous n’avons trouvé aucun texte critique mais plutôt des citations empruntées par des intellectuels de gauche et des réformateurs musulmans. Il faut rappeler que les critiques des réformateurs étaient plus orientées contre le matérialisme, le darwinisme et la critique de la religion.
Pourquoi donc trouvons-nous nécessaire aujourd’hui de discuter la question de l’Islam et les droits de l’Homme?
Le problème est né depuis la recomposition contemporaine du fondamentalisme islamique au 20 ème siècle. L’islamiste pakistanais al-Mawdoudi fut le premier à établir la logique comparative entre la juridiction anglo-saxonne et l’ancienne jurisprudence sunnite. C’est à dire à codifier les données islamiques dans une lecture réductionniste basée sur l’imitation des anciens. Les partisans d’al-Mawdoudi, les wahhabites de l’Arabie, les ja’farites de Khomeiny, les Frères musulmans de Hassan al-Banna étaient les premiers à critiquer la déclaration universelle des droits de l’Homme tout comme le Vatican en 1948. Les défenseurs de cette déclaration ont riposté aux attaques des fondamentalistes par l’établissement d’une barrière entre l’Islam et le fondamentalisme. Depuis, plusieurs écrivains ont tenté de prouver, tant bien que mal, que les idéaux des droits de l’Homme sont en total accord avec l’Islam. D’autres ont choisi une lecture islamisée des droits de l’Homme pour s’attaquer plus habilement aux principes universels de plus en plus acceptés par la communauté internationale.
Une lecture attentive du discours politique islamique dominant et des expressions institutionnalisées de l’islamisme montre la problématique de ceux qui défendent une approche totalitaire et répressive face aux principes universels des droits de l’homme. Rien d’étonnant, car comment peut-on admettre avec al-Mawdoudi l’abolition de la profession d’avocat considérée comme anti-islamique(14) ? Comment peut-on accepter avec Sayd Qotb qu’ “il y a un seul parti de Dieu qui ne peut devenir plusieurs, les autres partis sont ceux du Diable et des idoles” (15) ? Comment admettre la minorité à vie des femmes et des non-musulmans ? Comment combattre la torture sans le respect de l’intégrité physique et morale de la personne ?
La base théorique de la dérive totalitaire du mouvement fondamentaliste a commencé avec al-Mawdoudi, idéologue en chef de l’islamisme contemporain et symbole du syndrome pakistanais. Il n’y a qu’une cause suprême qui peut justifier la naissance d’un Etat sur la base d’une religion. Cet Etat n’est pas comme les autres, et pour cela il «mérite» les sacrifices d’une séparation chirurgicale dans le sous-continent indien. Voici comment al-Mawdoudi imagine son Etat-nation:
“1- Que nous pakistanais, croyons à la souveraineté suprême de Dieu et que l’Etat administrera le pays comme étant son agent.
2- Que la loi fondamentale du Pakistan est la Chari’a divine qui nous vient de notre Prophète Muhammed.
3 – Que toutes les lois existantes et qui sont en contradiction avec la Chari’a seront abrogées.
4- Que l’Etat du Pakistan, dans l’exercice de ses pouvoirs, n’aura aucune autorité à transgresser les limites imposées par la Chari’a” (16)
” Pas de doute, explique al-Mawdoudi, l’Etat islamique est un Etat hégémonique ou absolu “totalitaire” qui embrasse toutes les branches et tous les aspects de la vie; mais le fondement de cette hégémonie totale est la loi divine” (17).
L’école d’al-Mawdoudi est fondée sur trois principes anciens de l’orthodoxie en Islam : al-hakymyyia, al- Chari’a, al-nass.
a- Al-hakymyyia est selon al-Mawdoudi le pouvoir suprême et absolu, la délégation de toutes les compétences et de tous les pouvoirs à Dieu. En un mot, la souveraineté absolue de Dieu et la soumission absolue de l’homme(18). Ce principe – utilisé la première fois dans l’histoire par les kharidjites qui avançaient contre Ali leur fameuse phrase ” Allah seul est habilité à juger” ( la hukma illa lillah“- pose un véritable problème en Islam : celui de l’interprétation humaine. Car, comme le dit si bien Ali, le quatrième Calife, en parlant du Coran, “il s’agit d’une écriture muette entre deux couvertures, prononcée par des hommes”.
Le principe d’alhakimyya n’a jamais fait l’unanimité et pourtant, ses traces marquent les deux déclarations islamiques des droits de l’homme.
b- Al-Chari’a est un concept vague et flou introduit dans le vocabulaire islamique à partir du 2éme siècle de l’hégire. Il n’a jamais été utilisé par le Prophète et les premiers Califes. Sa définition reste un sujet d’interprétation très variée et parfois contradictoire. Il ne s’agit pas d’un Talmud islamique ou d’une constitution. Du point du vue linguistique, le mot “chari’a” désigne ” la voie qui mène à la source”, au point d’eau ou, en d’autres termes, à la source de vie (19). Le sens religieux du terme désigne, selon al-Ashmawi, la voie sublime que Dieu ouvre devant les croyants pour les conduire à la sainteté et à la puissance” (20). Selon plusieurs sources, il s’agit de ce que Dieu a ordonné pour la religion comme la prière, le jeûne, le pèlerinage, al-zakat et les bons oeuvres” (21). Hamid Enayat nous rappelle que dans l’histoire islamique, ” the chari’a was never implemented as an integral system, and the bulk of its provisions remained as legal fictions”(22).
c- Al-nass, le texte du Coran dans une lecture ou certains versets dans d’autres, est encore aussi compliqué que les deux autres principes. Pas d’effort intellectuel humain chaque fois qu’un texte existe, dit les fondamentalistes. Ce qui emprisonne les sociétés musulmanes dans un cadre archaïque voir inhumain. Abu Zeed résume la contradiction des traditionalistes et des islamistes qui réclament : Pas d’ijtihad en présence d’un texte : ” Seul al-ijtihad peut donner vie à un texte, le texte est même l’objet de l’ijtihad. Là où il n’y a pas de texte, nous avons besoin d’inventer et de découvrir” (23).
Que ce soit avec al- chari’a ou al-nass, l’histoire nous montre le poids des conditions sociétales et de la question de l’historicité. Les islamistes qui parlent d’une loi supra-historique justifient la présence d’une législation concernant les esclaves dans le Coran en disant que l’Islam est né dans une époque où l’esclavage existe. Il est plus honorable pour les Musulmans de soutenir une charte avancée des droits de l’homme puisqu’ils sont nés à l’époque de son élaboration plutôt que des lois qui appartiennent à une époque où tuer le prisonnier de guerre est une pratique admise et où vendre l’être humain n’est pas encore interdit et forniquer avec les captives fait partie du système des valeurs dominantes.
La vie reste plus forte que l’idéologie, et les islamistes égyptiens ne cherchent pas à abolir la profession d’avocat mais d’en tirer profit pour leur mouvement. Les dirigeants du FIS en Algérie font appel à des avocats laïcs pour les défendre. Les islamistes préfèrent envahir les facultés de droit et prendre la direction des syndicats d’avocats que de suivre les conseils d’al-Mawdoudi. Mais un pas essentiel n’est pas encore franchi : il faut arrêter de présenter l’Islam comme la religion du tortionnaire qui coupe la main et de la police religieuse qui oblige les gens à faire la prière. Le musulman qui défend et propage cette image de sa religion ne diffère guerre du chrétien qui revendique l’inquisition médiévale.
Le refus de la surenchère verbale et des principes fondementalistes, la réorientation théorique vers la portée spirituelle et morale de l’Islam ainsi que l’intérpretation symbolique et moderne de la juridiction islamique suffirons largement pour écarter tout malentendu entre les préceptes éthiques fondatrices de l’Islam et les principes universels des droits de l’Homme.
Le musulman dit ordinaire et les droits de l’Homme:
Un jour, un musulman pratiquant que j’ai défendu pour l’obtention de l’asile politique est entré dans mon bureau pour me remercier, puis il me dit : «J’ai beaucoup réfléchi à la question des droits de l’homme, je suis convaincu que l’Islam soutient ce que vous avez appelez la charte internationale des droits de l’Homme. L’Islam s’adresse à Bani Adam, autrement dit, à chaque être humain. L’Islam nous dit: wa la tazalamu ( ne faites point d’injustice), votre charte aussi. Ma religion ordonne la justice : u’dolu hoa aqrab litaqoua, la charte aussi. L’Islam insiste sur la dignité de l’être humain: wa laqad karramna bani Adam et nous apprend la responsabilité individuelle, votre charte aussi. Pourquoi donc parler de divergences entre Islam et droits de l’Homme ? »
Avant ces propos, j’insistais plus sur la popularité du besoin que sur le mariage de raison entre la population et les défenseurs des droits de l’homme dans le monde musulman. Aussi, je prenais plus au sérieux l’argument de certains intellectuels selon lequel l’islamisation des droits de l’homme peut aider à son infiltration dans les sociétés musulmanes. Les droits de l’homme n’ont pas fait peur à ma mère durant quinze ans de détention de mon père par le soutien qu’ils apportent aux familles des victimes. Ils ne font pas peur à ma voisine voilée dont les défenseurs des droits de l’homme étaient les seuls à ouvrir le dossier de son frère disparu. Les droits de l’homme dans leurs expressions honnêtes et impartiales sont plus populaires qu’Ibn Baz ou al-Turabi. Les critiques de la rue à propos des droits de l’homme ne demandent pas l’adoption du châtiment corporel pour conformité avec la chari’a mais d’arrêter le blocus contre la population iraqienne et de juger les criminels de guerre en Bosnie, les palestiniens ne demandent pas plus que le respect par les Etats-Unis et Israël de leur droit à ne plus être un peuple en agonie. Les kurdes musulmans que j’ai rencontrés ne m’ont jamais parlé du statut de dhemmi mais des agressions à l’égard des minorités. Les habitants du sud-Liban nous parlent de la prédominance de la force sur la justice et jamais des divergences entre charte internationale et déclaration du Caire.
Notre problème dans le monde musulman est là. Les droits sont les otages des rapports de force, ils ne sont pas une force de décision réelle. C’est le type de critique que nous entendons tous à propos des droits de l’homme. A part des militants islamistes engagés et des intellectuels en mal de positionnement, j’ai rarement entendu des critiques sur le contenu de la charte internationale des droits de l’homme.
Ces critiques de l’utilisation à des fins politiques des droits de l’homme, de la politique des deux poids deus mesures, de la distinction entre les enfants blancs et les enfants noirs constituent un apport important pour notre mouvement. Car le croyant pose le problème de la justice universelle face à une situation mondiale de déséquilibre inhumain. Et comme les courants socialistes ont contribué à l’adoption du droit à l’autodétermination dans les deux pactes, les Musulmans peuvent et doivent jouer un grand rôle : Pour l’établissement de mécanismes de garanties des droits essentiels de la personne et des peuples et dans l’adoption, entre autres, d’une déclaration sur le droit de solidarité.
1- Al-Mafregy, L’Islam et les droits de l’Homme. In : Islam et droits de l’homme, textes présentés par Emmannuel Hirsch, Librairie des Libertés, 1984,P.12..
2- Ibid, pp. 11-49.
3- Ibid, P.12
4- Ibid, P.24
5-Ibid, p.25
6- Muhammed Al-ghazali, Droits de l’homme entre les enseignements de l’Islam et l’ONU.
7- Abdullahi An-Na’im,Vers l’évolution de la Chari’a islamique, Le Caire, Sina, 1994, (en arabe), P.226.
8- Mohammed Arkoun, Pratiques et garanties des droits de l’homme dans le monde islamique, Fraternité d’Abraham, n° 27, Juillet 1980. Réédité par Hirsch, op.cit. pp. 123-130.
9 – Arkoun, Hirsch, op.cit, P.130
10- M. Arkoun, Ouvertures sur l’Islam, J.Grancher, 1992.
11- Ibid, P. 205-206.
12- Mohamed Sayed Said, l’Islam et les droits de l’Homme, Riwaq Arabi, n.1, Janv.1996, CIHRS.(en arabe).
13- Reédité par Riwaq Arabi, n°4, oct. 1996, pp. 148-151.
14- Al- Mawdoudi, La théorie de l’Islam et son message, al-Fikr, 1967, P.219.
15- S. Qotb, Signes sur la route, s.d.p., P.136.
16- Al-Mawdoudi, op.cit. P. 200-201.
17- Ibid, P.53.
18- Ibid, P. 215-256.
19- Al-Ashmawi, Contre l’intégrisme islamique, maisonneuve et Larose, 1994, P.113.
20- Ibid, P.113.
21- Inb Manzour, Lisan al-Arab, shar’a.
22- Cité par : Bassam Tibi, Secularity and International Morality, Bridging the cultural Gab, Copenhagen, Louisiana, May, 27-29 1994. P.13.
23- Nasr Hamed Abu Zeed, Critique du discours religieux, 2e édition, Sina, 1994, en arabe P.129.