Colloque : Culture et laïcité dans le monde arabe, Centre Culturel Arabe, Bruxelles, 16/10/2004.
Redécouvrir le monde
Si la tolérance est le père légitime de la démocratie occidentale, la laïcité peut être considérée comme la mère contestée des droits humains. D’une part, l’Aufklärung est élaboré à travers un conflit entre le savoir savant et le savoir religieux, le droit humain et le droit divin. Le principe de reconnaissance de l’âge adulte de l’Homme est passé par la tâche de l’Homme de refaire l’acte de la création et de ramener le monde à la transparence de son origine. La parenté entre la puissance humaine et la nature divine ne s’arrêta pas avec Jésus. L’Homme réclama sa place de législateur suprême de la nature. La rupture de l’Homme avec sa propre histoire fut le catalyseur, « la chose unique de la modernité qui a eu l’audace de rejeter son propre passé, sa propre tradition –mille ans de christianisme- dans les ténèbres du « moyen âge » et de se définir elle-même comme une résurrection, une renaissance d’une Antiquité irrémédiablement perdue»(1).
Reconstruction!
La vie n’a jamais été le miroir de l’histoire de la pensée. Le conflit entre les églises et l’Etat moderne a emprunté des chemins tellement variés nous rendant incapable de définir, dans une vision simpliste, le rapport entre les pouvoirs de l’humain et le territoire des institutions religieuses. La désacralisation de la vie publique en France fut le résultat d’un conflit ouvert et parfois mortifère. Ce qui explique la nature militante et agressive de la laïcité française jusqu’à nos jours. Ce conflit fait de la définition française de la laïcité un concept à la fois juridique, moral et philosophique. La laïcité est, selon cette vision, inséparable des droits de l’Homme, de la liberté et de l’égalité. Voici dans quels termes Jacqueline Costa-Lascoux présente ce rapport entre droits de l’Homme et laïcité:
« Les droits de l’homme sont le fondement de la laïcité. La laïcité n’est pas seulement une réaction anticléricale, c’est une philosophie, une philosophie positive qui repose sur le socle des Droits fondamentaux. Les droits de l’Homme se réfèrent en priorité à la dignité de la personne, à l’autonomie du sujet. Ils supposent un être de raison, capable de choix et d’engagements, un individu qui exerce son libre examen, son esprit critique, qui va peser le pour et le contre avant de prendre une décision et qui accepte de confronter ses convictions et ses idées à celles des autres »(2).
La lecture de la laïcité française s’exprime souvent en conflit avec le religieux, car elle prit place sur le territoire occupé par le religieux pendant des siècles. Les phrases de Jean Jaurès nous montrent l’aspect volontariste de faire de la laïcité une doctrine philosophique profonde:
“Ce qu’il faut sauvegarder avant tout, ce qui est le bien inestimable conquis par l’homme à travers tous les préjugés, toutes les souffrances et tous les combats, c’est cette idée qu’il n’y a pas de vérité sacrée, c’est-à-dire interdite à la pleine investigation de l’homme, c’est que ce qu’il y a de plus grand dans le monde, c’est la liberté souveraine de l’esprit… c’est que toute la vérité qui ne vient pas de nous est un mensonge, c’est que, jusque dans les adhésions que nous donnons, notre sens critique doit rester toujours en éveil et qu’une révolte secrète doit se mêler à toutes nos affirmations et à toutes nos pensées, c’est que, si l’idéal même de Dieu se faisait visible, si Dieu lui-même se dressait devant les multitudes sous une forme palpable, le premier devoir de l’homme serait de refuser l’obéissance et le considérer comme l’égal avec qui l’on discute, non comme le maître que l’on subit. Voilà ce qu’est le sens et la grandeur et la beauté de l’enseignement laïque dans son principe”(3).
Cette dimension globale de la laïcité n’a pourtant pas réussi à faire l’unanimité. Les Allemands ont coloré leur démarche laïque d’un pragmatisme pratique peu passionnel. L’église anglicane a préservé en Angleterre une place formelle dans les institutions de l’Etat. Pour une jeune nation de culture protestante et aux dénominations multiples, les droits de l’homme proviennent du “Créateur” et n’induisent aucun conflit majeur avec une confession religieuse:
« Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur »(4).
La fameuse In God we trust marquée sur le billet vert traduit chez les Américains le lien entre l’Etat « positif » et l’esprit religieux.
Ainsi en Occident, les droits de l’Homme sont à l’image de cette diversité qui consacre une séparation à vitesse variée entre le religieux et l’élaboration des premiers textes nationaux puis universels des droits humains dans les temps modernes.
Consécration de l’universabilité
L’universalité signifie le partage entre les humains d’une pratique ou de principes indépendamment de leurs valeurs éthiques ou philosophiques. La torture est universelle, tout comme le respect de la dignité humaine. Si nous pouvons trouver des défenseurs de la laïcité dans les grandes civilisations, la séparation entre l’Etat et la religion n’a jamais constitué un phénomène universel. Le concept de la laïcité, sa définition et sa représentation ne constituent pas un point commun entre laïques et ne dépassent pas souvent la désacralisation de la vie politique. Réduit à la séparation entre l’Etat et la religion, le lien entre laïcité et démocratie, laïcité et droits humains reste à définir. L’histoire de la révolution française et le conflit entre l’église et les figures de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ont sans doute installé un climat de méfiance entre droits humains et droits divins. Mais les droits humains ne sont pas exclusivement issus de l’exemple français. Dans la littérature américaine, la question du conflit entre le religieux et le droit positif n’a presque pas droit de cité. Et le monde musulman n’a pas de son côté pris position contre la déclaration universelle des droits de l’Homme. Le seul Etat musulman à ne pas voter la DUDH fut l’Arabie Saoudite qui a choisi, comme l’Union soviétique (laïque, voire anti-religieux), de s’abstenir.
Les droits de l’homme n’ont pas à être considérés comme une religion et encore moins comme une idéologie. Il s’agit de textes et d’instruments proposés par des hommes et des femmes de différents pays, de différentes couleurs et religions, à un moment donné de l’histoire de l’humanité. Cet ensemble n’a heureusement pas la force du sacré. Par conséquent, il obéit nécessairement à une évolution et reste par définition un projet inachevé.
Par contre, la question de la religion est tout à fait différente. Son universalisme déclaré n’abolit pas les frontières établies entre ceux qui sont dans la communauté religieuse et ceux qui sont en dehors, même si elle est par essence pour la dignité de l’être humain. Dans ce contexte, les droits humains universellement reconnus se situent au delà de l’appartenance religieuse ou philosophique, de la laïcité et de la religion. Leur élaboration par l’humain constitue l’essence de leur laïcité, mais « le suscite de l’universelle » ou le « Becoming universal » les poussent sans cesse à se démarquer d’une culture ou d’une coloration dogmatique.
La prudence fut de mise avec la rédaction de l’article 1 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme :
« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».
Cette « neutralité » philosophique consacre l’universalité des droits humains. Ni Créateur ni nature, l’accent est mis sur la liberté et l’égalité. Les laïques n’ont pas le monopole des droits humains, les religieux n’ont plus. L’histoire nous apprend que les bases fondamentales des droits de la personne ainsi que les obstacles à leur réalisation ne sont pas systématiquement l’œuvre d’un camp contre un autre. L’idée de l’unité mystique de l’humanité en Jésus-Christ rendait possible la conception d’une histoire englobant l’ensemble de l’humanité. Et c’est dans le Coran, qu’Allah a honoré Bani Adam (les humains), musulmans et non musulmans.
Pouvoir laïque et droits humains
Réduire la laïcité à la simple séparation entre l’Etat et la religion enlève la protection morale et humaniste de ce concept. Car cette séparation ne signifie point en soi le respect des droits humains ou des valeurs démocratiques. Atatürk a construit un Etat laïque autoritaire et Hitler nous a montré que racisme et Etat laïque peuvent cohabiter dans le nazisme. Staline a lui aussi éliminé tous ceux qui refusent d’obéir au système totalitaire installé par le parti unique en URSS. Ben Ali, Assad ou Saddam Hussein ont créé un sentiment de rejet et de dégoût à l’égard des principes perdus dans cette conception réductionniste et institutionnalisée.
Se contenter de l’image négative de la laïcité est une démarche aussi dangereuse que celle de réduire le catholicisme à l’inquisition. La laïcité est un processus historique ancrée dans la civilisation occidentale. Plusieurs pays et cultures non-occidentaux trouvent en elle une réponse adéquate à leurs structures. Peut-être aussi le seul moyen de surmonter la diversité obligatoire imposée par la nature de la reconstruction coloniale de l’Etat-Nation à nos jours. L’Inde nous donne cet exemple lointain de l’Europe avec un Président musulman et un premier ministre sikh dans une fédération à majorité d’hindous. Mais il demeure à notre avis important d’examiner de plus près l’exemple de la France, pays d’avant garde de la laïcité en Europe.
La loi 1905 de séparation des Églises et de l’État est la consécration de 116 ans de conflit entre l’Etat et l’église catholique. Elle établit les dispositions fondamentales de la laïcité française : « liberté de conscience et de culte ; libre organisation des Églises; non-reconnaissance et égalité juridique de celles-ci ; libre manifestation des convictions religieuses dans l’espace public. À cela s’ajoute la laïcité des institutions, et notamment de l’école et la liberté de l’enseignement ».
Toutefois, cette neutralité religieuse du domaine public reste formelle. S’il n’y a plus de religion officielle, l’ensemble des traces du rôle public joué historiquement en France par la religion est maintenu. Cela se marque notamment dans le calendrier, où la IIIe République a même ajouté le lundi de Pâques et le lundi de Pentecôte aux quatre “fêtes d’obligation” catholiques – Noël, Ascension, Assomption et Toussaint, déclarées jours fériés en 1802. Ainsi, la France ne se coupe pas de ses racines religieuses mais d’autres religions – comme le judaïsme, l’islam ou le bouddhisme. Celles-ci ne voient leurs fêtes prises en compte qu’à titre d’autorisations individuelles d’absences pour fonctionnaires, agents publics et élèves. Nous sommes en présence d’un compromis non-déclaré qui ne s’exprime pas de la même façon devant des questions de société posées par une religion minoritaire ou une communauté en voix de construction (le judaïsme jadis, l’Islam et la communauté musulmane aujourd’hui). Certains peuvent par exemple être surpris de voir autant de Saints dans le métro parisien et de ne pas adopter le principe de choisir son propre habile pour une femme adulte dans le service public. La laïcité est aussi une affaire politique. Pour cela, la relativité doit être omniprésente dans l’esprit laïc pour diminuer toute exclusion et concentré le projecteur sur le respect des droits de la personne.
Si les droits humains traversent une crise profonde dans l’épreuve de leur passage de l’échelle d’instruments internationaux, de la réflexion et de la dénonciation vers l’élaboration de véritables réponses à l’impunité, le passage d’un concept occidental à l’idéal qui réclame tous les droits pour tous. La laïcité vit quant à elle une crise d’identité. Elle a plus que jamais besoin d’insister sur ses liens inséparables avec les droits humains et de s’opposer ouvertement à la laïcité autoritaire. Le Mouvement “Europe & Laïcité” rappelle, dans sa définition de la laïcité, cette complémentarité inséparable :
« La laïcité est à la fois une éthique et un ensemble de règles juridiques relatives au fonctionnement de l’Etat et des services publics, dont celui de l’Education Nationale.
Les valeurs de l’éthique laïque sont la liberté de pensée, l’indépendance de l’esprit, le respect de la différence et la tolérance dans la mesure où celle-ci est réciproque et sans laxisme » (5).
Notes :
1) Kostas Papaioannou, La consécration de l’histoire, éditions champs libre, 1983, P. 161.
2) La laïcité de A à Z illustre des thèmes d’un point de vue laïque, http://www.ulb.ac.be/cal/Qld.html.
3) Jean Jaurès, Discours à la Chambre des Députés, le 18 février 18 95.
4) Déclaration de l’Indépendance américaine ( 4 juillet 17 76).