أبريل 19, 2024

Les minarets et la fragilité de la démocratie suisse

MinaretsLe référendum a été, depuis plus d’un siècle, l’une des procédures démocratiques les plus contestées. Les uns y voient un outil démocratique permettant la participation directe de tous, les autres un moyen parmi d’autres de faire de l’agit-prop superficielle parmi les masses.

Le poète et journaliste égyptien Georges Henein, s’en prenant au référendum, écrivait : “l’une des subtilités du juridisme à prétention démocratique a été de faire passer le référendum pour l’instrument exemplaire du choix et de la décision populaires. Prendre à témoin le peuple par-dessus la tête de ses représentants et l’inviter à se prononcer sur tel ou tel problème d’intérêt national paraît être, en effet, le moyen le meilleur de traduire son sentiment réel. Mais, de même que, devant un tribunal, le témoin est nécessairement influencé par les résultats de l’instruction, l’électeur qui participe à un référendum porte la trace du traitement préalable dont cette consultation est l’aboutissement. Les artifices de la formulation politique doivent permettre d’entraîner sans grand danger la masse de l’électorat vers l’alternative simplifiée qu’il lui faudra trancher par un “oui’ ou un “non”. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que le référendum est à l’honneur dans les pays les plus éloignés de la démocratie”.

Dans son analyse cohérente, remontant à plus de 40 ans, Henein exclut l’expérience suisse, car “l’initiative n’émane plus du sommet mais de la base”. Un Belge de gauche lui répond : « Il existe plusieurs thèmes qui transforment le référendum de procédure démocratique en dictature de la majorité, c’est pour cela que le référendum  à l’échelle national est interdit en Belgique. »

Malheureusement, les régimes autoritaires arabes ne nous ont pas laissé avoir un débat ouvert et constructif sur les grandes questions : la liberté d’opinion, le rôle du citoyen dans la définition de la liberté d’opinion et de croyance.

Et il ne fait pas de doute que l’empire médiatique saoudien déclencherait un tsunami au cas où l’on mettrait sur le tapis la question de bâtiment husseinites [= chiites] à Riyadh. De même les institutions chiites en Iran ne permettent aucun débat ouvert sur l’édification de mosquées non shiites à Téhéran. Mais l’humanité, dans son aspiration au bien, ne s’arrête pas et elle ne prend pas les mauvais exemples comme guide ni ne s’engage dans des débats stériles. Même si on peut en ressentir de l’amertume, le régime politique suisse ne garantit pas automatiquement, par le référendum,  le respect des droits humains fondamentaux.

Si plus de 50% des Suisses étaient favorables à la torture, cela autoriserait-il à changer la loi pour rendre la torture –psychique et physique -légale ?

N’a-t-on pas vu des sondages d’opinion dans les mois suivant le 11 Septembre, selon lesquels la majorité des Us américains se disaient d’accord avec Guantلnamo, les commissions militaires et les « méthodes spéciales » d’interrogatoire, torture inclue ? L’administration US avait-elle le droit de revenir des décennies en arrière, à cause de la blessure narcissique provoquée par les attentats, pour instaurer des lois faisant régresser les USA vers un lointain passé ?

On assiste sans doute au retour de l’ancien débat philosophique, toujours pas tranché depuis Athènes, sur le plafond du droit et les limites des libertés, qui peuvent être élastiques, mais sans toucher  au noyau dur, qui doit rester intouchable. Ce débat a connu son apogée entre 1787 et 1793, années durant lesquelles la Constitution US a été adoptée (1797), puis la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789), la Constitution US a été modifiée (1791), la Constitution française a été adoptée (1793).
La même question est en débat aujourd’hui : y a-t-il des droits et des libertés au-dessus du législatif ou bien toutes les lois et libertés peuvent-elles être fixées dans des lois votées par le Parlement ? Les Usaméricains de l’époque ont établi qu’il y avait des règles fondamentales qu’on ne peut soumettre au vote [les amendements à la Constitution, NdT], tandis que les Français ont accepté le principe du vote sur tout droit, de manière à ce que les générations futures ne soient pas privées de leur droit de changer de lois et de concepts.

La Déclaration universelle des droits de l’Homme (1948), comme document éthique, n’a pas force de loi contraignante, mais le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966) a restreint la liberté de croyance dans l’alinéa 3 de son Article 18 : « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui. » Le flou introduit par ces termes généraux, reflet de l’hypocrisie des pays qui ont rédigé ce pacte, illustre bien la fragilité des droits humains, et ouvre la porte à tous les extrémismes, qui s‘engouffrent ainsi dans la brèche pour tenter de profiter  des droits accordés aux minorités, notamment dans le domaine religieux. Les seules voix contestataires autorisées restent les ONG des droits humains et le Conseil des droits humains de l’ONU.

Dans les affaires concernant des minorités, le vote de la majorité est une manière d’imposer le pouvoir de celle-ci sur celles-là au nom du droit et de la démocratie. Cette procédure, pour aller dans le sens du progrès et du respect de la dignité humaine, exige un haut niveau éthique et culturel, afin que la majorité se sente en mesure d’imposer le respect à tout le monde, en acceptant toutes les petites composantes en elle, sur lesquelles elle doit exercer une attraction et non un rejet.

Ce précepte  a été complètement absent des campagnes référendaires démagogiques, imprégnées  de facteurs négatifs comme la haine de l’étranger ou la peur de l’Islam.

Il est vrai que le vote de 57% des Suisses sur une cause qui concerne directement 4% des habitants – le pourcentage des Musulmans dans la Confédération helvétique – signifie que plus de 40% ont un sens civique qui respecte le principe de la liberté de croyance et l’architecture rituelle de l’autre, selon les grands principes des droits à la différence. Mais le danger consiste, à notre avis dans le fait qu’une majorité refuse une représentation de l’Islam ancrée et intégrée dans la vision imaginaire collective européenne d’une mosquée. Une représentation qui remonte à bien avant la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen du 1789 ou même la révolte de Genève et sa République. Plus important qu’une simple représentation psycho-anthropologique et architecturale, les minarets existaient des siècles avant le mouvement politique islamique. Et il va sans dire que des notables islamistes ne considèrent pas les minarets comme obligation pour les lieux de culte musulman (sic!). Ramener les minarets à l’activisme islamiste devient un fantasme qui suscite la pitié plus qu’autre chose, car il reste en dessous du niveau d’une discussion digne d’une société civilisée. Il est tout aussi regrettable qu’un nombre de ceux qui prennent position pour les minarets n’argumentent pas à partir de principes mais mettent en avant les conséquences néfastes sur les relations avec les pays musulmans, mélangeant la pratique du droit et les rapports de force intérieurs et extérieurs. C’est dire le niveau de régression des droits humains en Europe. Si Jean-Jacques Rousseau était parmi nous lors du référendum, est-ce qu’il aurait adressé sa célèbre Lettre à la République de Genève (1754) une seconde fois, proclamant sa fierté d’une citoyenneté qui met sur un pied d’égalité les droits de tous? N’est-il pas effrayant que certaines régions qui n’ont jamais vu des mosquées votent à plus de 90 % en faveur de mosquées sans minarets qu’ils ne verront sans doute jamais?

L’être humain n’est pas seulement l’ennemi de ce qu’il ignore, il peut même être dans bien des cas son propre ennemi lorsqu’il ne voit dans l’autre que les aspects mauvais et dangereux.

AUTEUR:  Haytham MANNA

 Traduit par  Tafsut Aït Baamrane